Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité

Les façons singulières des gens du pays, leurs manières en société… Allez, je me risque à ajuster quelques coups de patte, ceci à l’aune de mes souvenirs familiaux !
La méfiance… Les Astarie, Normands d’origine, étaient installés dans notre ancienne école de village depuis vingt-cinq ans lorsqu’ils avaient mis les voiles. Modèles d’intégration pourtant, ils n’étaient toujours pas considérés comme étant du pays à leur départ ! Les commerçants établis de neuf dans nos bourgs, venus des orgues de Bort ou de la montagne de Rochefort tout au plus, devaient subir les affres d’une suspicion pour n’avoir pas eu la chance d’être nés sur place.
Ce besoin d’accoutumance, cette défiance envers la nouveauté, allaient de pair avec ce qu’il convient de nommer routine. Quand je contestais certaines habitudes dans notre ferme, ma mère avait tôt fait de me couper le sifflet : si tu crois que tu vas refaire le monde ! Ainsi, on continuait de semer les pommes de terre au diable alors qu’une parcelle tout aussi adaptée s’offrait à nous, à jet de panier devant la maison. Tant pis pour le temps et les pas gaspillés lors des séances de binage et de récolte : c’était comme ça, et pas autrement !
Ainsi mon père en sa vieillesse devait se lever plusieurs fois dans la nuit pour le pipi et à chaque fois il devait ramper au-dessus de ma mère pour s’extraire de la couche… Il suffisait d’inverser les emplacements, lui en rebord, ou de déplacer légèrement le pageot pour libérer un espace du côté du mur, mais non !
Dans un cercle de population où tout le monde se connaissait, à chaque individu étaient attachés un comportement, une image. Tout changement, aussitôt repéré, alimentait des commentaires… De fait, pour couler des jours tranquilles, toute personne trouvait avantage à ne point dévier de son chemin ressassé. On renâclait ainsi à fréquenter le comptoir de tel troquet ou l’échoppe de tel magasin si l’on n’y était pas dûment répertorié.
Modestie et pudeur…. Ne pas se propulser en avant ! Les Matisse amateurs qui fleurissaient dans nos bourgs signaient leurs toiles d’un pinceau retenu, voire illisible. Au journaliste, on ne donnait que son prénom, on lui parlait en faisant promettre de ne pas répéter… Pas de publicité pour soi et pas de réclame pour les autres ! Vous rencontriez sur la place du bourg un groupe de personnes connues de vous de loin ou pas du tout ; vous engagiez la conversation sans trouver nécessité de vous présenter, et naturellement personne dans la noble assemblée pour se livrer à une revue des identités présentes !
Ne pas déranger…Toute personne décemment éduquée mettait un point d’honneur à ne pas accepter d’emblée une offre ! Vous rendiez visite aux cousins, les cinq coups de l’après-midi sonnaient à l’horloge… La maîtresse de maison ouvrait la porte de son placard, et survenait la passe d’arme rituelle. « Surtout ne sort rien, il faut qu’on parte ! -Oh y’en a pas pour bien longtemps ! -On n’a pas faim, on est que sortis tard de table ! -Je sors rien, trois rondelles de saucisson, un bout de fromage… ».
Evidemment, les invités gardaient posées sur le banc des fesses qu’ils avaient fait mine de lever, et si d’aventure on leur avait ôté le casse-croûte de dessous leur nez, ils l’auraient eu mauvaise ! Tout le monde mastiquait au final avec appétit, la conversation reprenait de plus belle… On vous proposait « d’y revenir », et à nouveau le cortège des salamalecs ! Ma tante Solange et ma mère avaient été surprises par la spontanéité, aux limites de l’impolitesse selon leurs codes, de Monique, d’Alain, fiancés respectifs de leursaînés : eux venaient de régions aux mœurs affranchies, ils disaient oui, ils disaient non, selon leurs envies, sans avoir à satisfaire ces simagrées !
Sacrifier… Il fallait prendre sur soi, tendance christique, endurer en silence ses souffrances pour vivre de fait un purgatoire sur terre. Lors des accouchements, les femmes ne bronchaient guère… Les hommes étaient durs avec leur corps, au point de le maltraiter. Tout mâle digne de ce nom flattait son ego et sa réputation par son aptitude au travail, le travail physique, celui qui épuisait cœur et articulations. Il ne faisait pas bon passer pour un cossard, alors qu’un caractère abrupt ou une inclination pour la boisson ne prêtaient guère à fâcheuses
appréciations !
Sur ce registre, nous avons tous en tête des morts prématurées faute de consultations médicales déclenchées dans les temps : « c’est pas grave, c’est déjà guéri une autre fois ou c’est le repas de noce de samedi qui est mal passé... ». On peut aller jusqu’à établir des parallèles avec les gestes kamikazes des combattants de 14-18, les offrandes de leurs corps au drapeau.
Sous un angle drolatique, j’ai gardé en mémoire une scène racontée par Eliane Méallet dans l’un de ses livres. Son père, en voiture attelée, arrivé à hauteur d’une vieille de sa connaissance cheminant à pied et chargée comme un bourricot, était parvenu à la faire monter, mais elle avait refusé de soutirer le barda qui lui cassait le dos, arguant que la pauvre bête, la jument, avait assez à faire comme cela pour tracter le lourd attelage !
Et l’avarice ? On était pauvre, en conséquence pas dépensiers, et voilà tout ! En riait qui voulait, ainsi cet humoriste clermontois qui assurait que l’Auvergnat profitait de l’éclipse de soleil pour téléphoner afin de bénéficier du tarif de nuit !
Les temps ont changé, mais de ces travers il demeure des scories dont s’amusent fréquemment et s’énervent parfois les habitants issus de fournées étrangères… Chez nous, on n’appuie guère sur les remerciements, aux mails et messages on fait lecture attentive sur les écrans mais on juge superflu de répondre et, par manque de recul, de connivence avec les références culturelles urbaines, on laisse sa langue formuler à l’emporte-pièce des jugements négatifs…
Je m’inquiétais de trouver une chute à ma chronique quand je suis tombé nez à nez devant ma téloche sur l’attelage de « Maison Noire » à Washington… Le duo incarnait exactement les contraires de nos archaïques attitudes : fanfarons, m’as-tu-vus, cyniques, étrangers au passé, jouisseurs et profiteurs sans vergogne !
La méfiance… Les Astarie, Normands d’origine, étaient installés dans notre ancienne école de village depuis vingt-cinq ans lorsqu’ils avaient mis les voiles. Modèles d’intégration pourtant, ils n’étaient toujours pas considérés comme étant du pays à leur départ ! Les commerçants établis de neuf dans nos bourgs, venus des orgues de Bort ou de la montagne de Rochefort tout au plus, devaient subir les affres d’une suspicion pour n’avoir pas eu la chance d’être nés sur place.
Ce besoin d’accoutumance, cette défiance envers la nouveauté, allaient de pair avec ce qu’il convient de nommer routine. Quand je contestais certaines habitudes dans notre ferme, ma mère avait tôt fait de me couper le sifflet : si tu crois que tu vas refaire le monde ! Ainsi, on continuait de semer les pommes de terre au diable alors qu’une parcelle tout aussi adaptée s’offrait à nous, à jet de panier devant la maison. Tant pis pour le temps et les pas gaspillés lors des séances de binage et de récolte : c’était comme ça, et pas autrement !
Ainsi mon père en sa vieillesse devait se lever plusieurs fois dans la nuit pour le pipi et à chaque fois il devait ramper au-dessus de ma mère pour s’extraire de la couche… Il suffisait d’inverser les emplacements, lui en rebord, ou de déplacer légèrement le pageot pour libérer un espace du côté du mur, mais non !
Dans un cercle de population où tout le monde se connaissait, à chaque individu étaient attachés un comportement, une image. Tout changement, aussitôt repéré, alimentait des commentaires… De fait, pour couler des jours tranquilles, toute personne trouvait avantage à ne point dévier de son chemin ressassé. On renâclait ainsi à fréquenter le comptoir de tel troquet ou l’échoppe de tel magasin si l’on n’y était pas dûment répertorié.
Modestie et pudeur…. Ne pas se propulser en avant ! Les Matisse amateurs qui fleurissaient dans nos bourgs signaient leurs toiles d’un pinceau retenu, voire illisible. Au journaliste, on ne donnait que son prénom, on lui parlait en faisant promettre de ne pas répéter… Pas de publicité pour soi et pas de réclame pour les autres ! Vous rencontriez sur la place du bourg un groupe de personnes connues de vous de loin ou pas du tout ; vous engagiez la conversation sans trouver nécessité de vous présenter, et naturellement personne dans la noble assemblée pour se livrer à une revue des identités présentes !
Ne pas déranger…Toute personne décemment éduquée mettait un point d’honneur à ne pas accepter d’emblée une offre ! Vous rendiez visite aux cousins, les cinq coups de l’après-midi sonnaient à l’horloge… La maîtresse de maison ouvrait la porte de son placard, et survenait la passe d’arme rituelle. « Surtout ne sort rien, il faut qu’on parte ! -Oh y’en a pas pour bien longtemps ! -On n’a pas faim, on est que sortis tard de table ! -Je sors rien, trois rondelles de saucisson, un bout de fromage… ».
Evidemment, les invités gardaient posées sur le banc des fesses qu’ils avaient fait mine de lever, et si d’aventure on leur avait ôté le casse-croûte de dessous leur nez, ils l’auraient eu mauvaise ! Tout le monde mastiquait au final avec appétit, la conversation reprenait de plus belle… On vous proposait « d’y revenir », et à nouveau le cortège des salamalecs ! Ma tante Solange et ma mère avaient été surprises par la spontanéité, aux limites de l’impolitesse selon leurs codes, de Monique, d’Alain, fiancés respectifs de leursaînés : eux venaient de régions aux mœurs affranchies, ils disaient oui, ils disaient non, selon leurs envies, sans avoir à satisfaire ces simagrées !
Sacrifier… Il fallait prendre sur soi, tendance christique, endurer en silence ses souffrances pour vivre de fait un purgatoire sur terre. Lors des accouchements, les femmes ne bronchaient guère… Les hommes étaient durs avec leur corps, au point de le maltraiter. Tout mâle digne de ce nom flattait son ego et sa réputation par son aptitude au travail, le travail physique, celui qui épuisait cœur et articulations. Il ne faisait pas bon passer pour un cossard, alors qu’un caractère abrupt ou une inclination pour la boisson ne prêtaient guère à fâcheuses
appréciations !
Sur ce registre, nous avons tous en tête des morts prématurées faute de consultations médicales déclenchées dans les temps : « c’est pas grave, c’est déjà guéri une autre fois ou c’est le repas de noce de samedi qui est mal passé... ». On peut aller jusqu’à établir des parallèles avec les gestes kamikazes des combattants de 14-18, les offrandes de leurs corps au drapeau.
Sous un angle drolatique, j’ai gardé en mémoire une scène racontée par Eliane Méallet dans l’un de ses livres. Son père, en voiture attelée, arrivé à hauteur d’une vieille de sa connaissance cheminant à pied et chargée comme un bourricot, était parvenu à la faire monter, mais elle avait refusé de soutirer le barda qui lui cassait le dos, arguant que la pauvre bête, la jument, avait assez à faire comme cela pour tracter le lourd attelage !
Et l’avarice ? On était pauvre, en conséquence pas dépensiers, et voilà tout ! En riait qui voulait, ainsi cet humoriste clermontois qui assurait que l’Auvergnat profitait de l’éclipse de soleil pour téléphoner afin de bénéficier du tarif de nuit !
Les temps ont changé, mais de ces travers il demeure des scories dont s’amusent fréquemment et s’énervent parfois les habitants issus de fournées étrangères… Chez nous, on n’appuie guère sur les remerciements, aux mails et messages on fait lecture attentive sur les écrans mais on juge superflu de répondre et, par manque de recul, de connivence avec les références culturelles urbaines, on laisse sa langue formuler à l’emporte-pièce des jugements négatifs…
Je m’inquiétais de trouver une chute à ma chronique quand je suis tombé nez à nez devant ma téloche sur l’attelage de « Maison Noire » à Washington… Le duo incarnait exactement les contraires de nos archaïques attitudes : fanfarons, m’as-tu-vus, cyniques, étrangers au passé, jouisseurs et profiteurs sans vergogne !
Mai 2025