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​29. Vivre avec les insectes


Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité

​29. Vivre avec les insectes
Sur fond de réchauffement climatique, nous sommes de mieux en mieux informés sur les périls multiples touchant à notre environnement. 

Ainsi en est-t-il pour les atteintes à la biodiversité, en premier lieu la déroute des insectes dont le rôle est essentiel pour la pollinisation des arbres fruitiers et la becquée de nos hirondelles. Toutefois, la contradiction n’est pas loin : ces insectes, on pleure leur disparition alors que, venant surtout d’une frange issue de villes aseptisées, on les supporte de moins en moins ! 

Des exemples, en voulez-vous ? Ces locataires de gîtes de vacances outrés par l’irruption de mouches en leur logement du fait de troupeaux de bovins présents dans les écuries et les pacages proches… Ces randonneurs sur les pentes du Sancy agacés dès qu’arrivent les touffeurs de printemps par des nuées ardentes de minuscules moucherons… Ces gesticulations, ces cris d’orfraie, ces danses de Saint-Guy autour des tables de pique-nique quand s’approche un bourdon plus bruyant que méchant, attiré par l’odeur des rillettes et le suc des fruits… Plus généralement l’exaspération de tout quidam quand un moustique s’avise de se poser sur la proéminence de son nez ou sur la blanche suavité de l’un de ses mollets… 

Lors du bel été 2022, les guêpes avaient proliféré, au point de rendre compliqué tout repas sur l’herbe ou en terrasse ! Entre familles, on se refilait des trucs et astuces afin de lutter contre les envahisseuses, installation de pièges, brûlage de grains de café bas de gamme, mais tout cela avec des résultats discutables… Au final, tous aux abris !   

Ả mon adolescence, les insectes nous accompagnaient partout en été, du lever du soleil à son crépuscule, un répit seulement lors de l’obscurité des nuits. Ils faisaient partie du décor, on vivait avec, dire qu’ils nous plaisaient, non, mais on s’en accommodait tant bien que mal ! Une image me revient, donnant le ton de leur densité : les miettes de leurs cadavres entassées au bas des pare-brise de voitures, bloquées contre les essuie-glace, ceci après un simple trajet. 

En nos habitats, en particulier dans les pièces communes faisant office de cuisine, les mouches se répandaient avec exubérance, recouvraient tables et murs de voiles noirs et bourdonnants. On s’adaptait en mettant viandes et laitages derrière les fins grillages des garde-manger placés dans les replis de caves humides… On tentait de garder les ouvertures des maisons fermées, ce qui aggravait l’odeur de renfermé des pièces à vivre… Ả ce titre, je me souviens que je laissais fréquemment, par négligence, la porte ouverte derrière mes talons, et ma mère y allait toujours de sa vindicte, « ferme la porte, tu fais entrer les mouches ! » (en hiver, le refrain devenait « ferme la porte, tu fais entrer le froid ! »). 

Dans chaque demeure villageoise, des papiers tue-mouches, jaunes stalactites d’où grésillaient en permanence des tentatives désespérées d’évasion, pendaient du plafond… On faisait claquer de temps à autre des tapettes en plastique, assez peu en vérité face à la profusion… Signe précurseur, les estivants commençaient à montrer un vrai agacement face à l’importune peuplade. Ma mère tentait vainement de les rassurer, « voyons, ce ne sont que des mouches ! »

Il arrivait que par temps orageux des armées franchement virulentes fassent irruption. Dans le refuge parental estival qui ne valait pas mieux que roulotte de romanichels (notre logement habituel était loué aux curistes de La Bourboule), mon père en subissait dans son lit les conséquences, tandis que ma mère était affairée, lumières allumées, à remuer ses « toupis » dans le soir avancé. En attendant l’extinction des feux, il partait parfois passer un début de nuit sous les pommiers. 

Le lendemain, face à l’invasion, la Madeleine devait se résoudre à asperger les lieux de sa bombe Fly-Tox, on prononçait « Fli-Tox », avant de se tirer vite fait au pré ou au jardin. Ả son retour, DDT et substances violentes dignes du napalm des Américains sur les rizières des Viêts avaient accompli leurs effets : un calme plat, une foule insectivore anéantie sur le dos, pattes en l’air. Hécatombe éphémère, deux jours après, tout était à reprendre, malgré la fermeté des injonctions maternelles, « ferme la porte, il faudra te le répéter combien de fois ! »

En chaude saison déclinante, aux abords de fructidor, les guêpes se manifestaient. Celles-là, il faut en convenir, on en avait la trouille : vous laissiez une bouteille ouverte, l’une s’introduisait dedans, vous buviez au goulot, et hop elle vous piquait à la trachée de son dard empoisonné et vous risquiez l’étouffement ! Et gare au faucheur dont la faux rencontrait un nid caché à terre ! 

Je n’ai pas parlé des étables que l’on badigeonnait à la chaux : les effets bénéfiques au titre des mouches ne duraient guère… Certes les vaches savaient se servir prestement de leur queue pour fouetter ces ailes enquiquineuses, mais c’étaient les pauvres trayeurs à la main qui, sur leur selle, en recevaient pleine joue les manifestations peu câlines. 

Et puis, il y avait tous les insectes du dehors, les moustiques des fenaisons, les taons tapageurs sur le cuir suintant des vaches, les abeilles à leurs affaires florales et la noria pacifique des volants sans malice : hannetons martyrisés des récréations d’école, papillons multicolores de meilleure touche que collections d’été de couturiers en vogue et libellules bleutées en fulgurants hélicoptères sur l’écume des ruisseaux… 

Des moustiques ordinaires de juillet, j’ai gardé en tête des souvenirs épiques, quand le fauchais avec la motofaucheuse. Ensorcelés par les effluves d’essence, ils constellaient mes bras, s’agrippaient à la peau, absorbés corps et âme par des pompages goulus. Je libérais une main pour faire une place dégagée sur l’avant-bras resté à l’ancrage de la machine ; je faisais des carnages !

En cinquante ans, les trois-quarts des insectes ont disparu, il n’y a guère que le frelon aux yeux bridés d’Asie pour prospérer et se joindre aux pesticides dans la crucifixion des abeilles. Pour le touriste lambda, et bien qu’il s’en défende, il semblerait que ce ne soit pas assez comme débandade ! Ne pas y aller par quatre chemins : le confort des hommes va à l’encontre de l’écologie !     
                                                                                                                                   Août 2024  

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