Chronique de Jean-Pierre Rozier Ethnologue de la ruralité
Quand je pense aux paysans, disait un sociologue bien connu, je vois des bottes, des bottes en caoutchouc. Soyons objectifs : quelle avancée, après-guerre, l’arrivée aux pieds des gens de campagne du produit de l’hévéa avec lequel on moulait les pneus chez Bibendum ! Que des avantages : rempart inégalé contre la flotte, la neige et le fumier, faible coût, usure à doses lentes, entretien limité... L’esthétique bien sûr n’y trouvait pas son compte, mais dans les fermes et leurs abords, était-ce là un sujet de préoccupation ? Les bottes devenues d’un coup objets usuels, alors que dans les temps d’avant, faites de peaux de bêtes, elles étaient réservées aux gentlemen-farmers, aux chasseurs rupins sur les terres de Sologne et aux militaires. Hélas, de ces bottes imperméables, les petits bergers n’avaient pu profiter en leur époque.
Mon père en disposait de trois paires : une paire vétuste qui restait à l’étable, crottée comme pas permis, et qui un jour partirait à la décharge avec sa couche de bouse incrustée, une paire de tous les jours pour les travaux multiples du dehors et une paire de meilleur prestige, de couleur verte et avec doublure, pour les sorties par mauvais temps hors la ferme… Á l’intérieur de ses bottes courantes, il plaçait en hiver un tapis de regain qui rapidement se muait en semelle orthopédique adaptée pleinement à la géographie intime de ses plantes de pieds. En été, il les enfilait à cru, ses bottes, jetant à tribord et bâbord chaussettes de grosse laine tricotées par ma mère et fourrage d’appoint. Faute d’aération, ça fermentait sérieux là-dedans, ça n’empestait pas qu’un peu, et les panards noircis, une fois libérés, il y avait lieu de les passer au plus vite sous l’eau de la fontaine !
Ces bottes, on en faisait l’acquisition sur les stands des marchés de foire ou chez le quincailler abondamment achalandé en articles utiles pour la palette des activités de ferme, pas chez le raffiné marchand de chaussures qui, certes, avait en vitrine des bottines fourrées, mais destinées à ces dames, une tout autre finalité… Ces bottes, on les achetait avec deux bonnes pointures en supplément afin qu’elles grimpent sans mégoter jusqu’à la pliure du genou, qu’elles laissent place aux matières réchauffantes à enfourner lors des froidures et qu’elles permettent à la compagnie des orteils de s’épanouir, non en éventail mais dans une certaine aisance. Et si la démarche en subissait des conséquences néfastes, on a déjà dit que ce n’était pas un problème !
Mon père, évidemment, les quittait quand il entrait dans la maison, soit sur le haut de l’étable à l’entrée du couloir rejoignant l’habitat, soit sur le palier d’entrée venant du dehors. En passant devant les fermes, on avait vue sur le désordre des perrons, gamelles pour chiens et chats, bâtons et… bottes. Si deux bottes de dimension adulte trônaient là, avachies l’une contre l’autre, c’est que le patron était à sa table en train d’avaler un morceau ou deux ! Nombre de célibataires endurcis, par facilité, ne les quittaient guère… L’été, le matin il y avait de la rosée, ensuite ils étaient accaparés par l’enchainement des urgences, et mettre des pompes plus légères passait au second plan… Nul doute, eux pénétraient dans la « cuisine » comme ça : pas de bonne femme pour les enguirlander ! D’ailleurs le plancher n’avait plus rien à craindre !
Au final, il n’y avait guère qu’aux cérémonies ou à la messe qu’on s’interdisait les bottes. Les dimanches d’hiver, les habitants des Chaumettes et de Chameil rejoignaient à travers les prés enneigés la grande route à Longesagne. Ils déposaient chez les Ramade leur attirail caoutchouté, laçaient leurs grolles de tenue citadine et ralliaient l’église de Tauves d’un pas fringant en général réservé aux trottoirs.
Pas d’agriculteur vaillant sans ses bottes, sans son couteau dans la poche, et pas de paysanne en action sans son tablier. L’habit est facile à enfiler : un grand cordon relâché autour du cou, pas de manches, un nœud sommaire dans le dos… Idéal pour mettre à l’abri un devant exposé aux tâches malpropres, protéger robes et blouses paysannes en synthétique coloré de Vamps ou chandails de coton. Ma mère en a usé une tapée de « devantés » durant sa vie de labeur : tabliers de tous les jours achetés aux étals des forains ou tabliers de genre fantaisie conçus et brodés par ses soins !
Le tablier offrait une liberté de gestes incomparable, s’adaptait aux circonstances variées de la vie, se rendait utile à toute chose du quotidien… Tablier-gant de la cuisinière pour retirer la casserole du point surchauffé du fourneau ou pour sortir le moule à gâteau brûlant du four… Tablier-poche de kangourou pour transporter les petits pois, les haricots et les carottes du jardin, les pommes de terre de la cave, les prunes tombées sous l’arbre ou les œufs frais du poulailler… Tablier-torchon pour dégager de coups furtifs les miettes de la table ou la poussière du buffet en cas d’arrivée intempestive de visiteurs… Tablier-serviette pour débarbouiller en catastrophe des frimousses… Voire tablier-soufflet pour donner vigueur aux flammes de l’âtre…
On en oublierait sa fonction première, tablier-protecteur, mais qui parfois se montrait trop pudibond : dans le cas de ma mère, partant soigner ses cochons, elle recouvrait le tout d’une veste dégoutante accrochée à un clou dans le fond sombre de « l’écurie » !
Mon père en disposait de trois paires : une paire vétuste qui restait à l’étable, crottée comme pas permis, et qui un jour partirait à la décharge avec sa couche de bouse incrustée, une paire de tous les jours pour les travaux multiples du dehors et une paire de meilleur prestige, de couleur verte et avec doublure, pour les sorties par mauvais temps hors la ferme… Á l’intérieur de ses bottes courantes, il plaçait en hiver un tapis de regain qui rapidement se muait en semelle orthopédique adaptée pleinement à la géographie intime de ses plantes de pieds. En été, il les enfilait à cru, ses bottes, jetant à tribord et bâbord chaussettes de grosse laine tricotées par ma mère et fourrage d’appoint. Faute d’aération, ça fermentait sérieux là-dedans, ça n’empestait pas qu’un peu, et les panards noircis, une fois libérés, il y avait lieu de les passer au plus vite sous l’eau de la fontaine !
Ces bottes, on en faisait l’acquisition sur les stands des marchés de foire ou chez le quincailler abondamment achalandé en articles utiles pour la palette des activités de ferme, pas chez le raffiné marchand de chaussures qui, certes, avait en vitrine des bottines fourrées, mais destinées à ces dames, une tout autre finalité… Ces bottes, on les achetait avec deux bonnes pointures en supplément afin qu’elles grimpent sans mégoter jusqu’à la pliure du genou, qu’elles laissent place aux matières réchauffantes à enfourner lors des froidures et qu’elles permettent à la compagnie des orteils de s’épanouir, non en éventail mais dans une certaine aisance. Et si la démarche en subissait des conséquences néfastes, on a déjà dit que ce n’était pas un problème !
Mon père, évidemment, les quittait quand il entrait dans la maison, soit sur le haut de l’étable à l’entrée du couloir rejoignant l’habitat, soit sur le palier d’entrée venant du dehors. En passant devant les fermes, on avait vue sur le désordre des perrons, gamelles pour chiens et chats, bâtons et… bottes. Si deux bottes de dimension adulte trônaient là, avachies l’une contre l’autre, c’est que le patron était à sa table en train d’avaler un morceau ou deux ! Nombre de célibataires endurcis, par facilité, ne les quittaient guère… L’été, le matin il y avait de la rosée, ensuite ils étaient accaparés par l’enchainement des urgences, et mettre des pompes plus légères passait au second plan… Nul doute, eux pénétraient dans la « cuisine » comme ça : pas de bonne femme pour les enguirlander ! D’ailleurs le plancher n’avait plus rien à craindre !
Au final, il n’y avait guère qu’aux cérémonies ou à la messe qu’on s’interdisait les bottes. Les dimanches d’hiver, les habitants des Chaumettes et de Chameil rejoignaient à travers les prés enneigés la grande route à Longesagne. Ils déposaient chez les Ramade leur attirail caoutchouté, laçaient leurs grolles de tenue citadine et ralliaient l’église de Tauves d’un pas fringant en général réservé aux trottoirs.
Pas d’agriculteur vaillant sans ses bottes, sans son couteau dans la poche, et pas de paysanne en action sans son tablier. L’habit est facile à enfiler : un grand cordon relâché autour du cou, pas de manches, un nœud sommaire dans le dos… Idéal pour mettre à l’abri un devant exposé aux tâches malpropres, protéger robes et blouses paysannes en synthétique coloré de Vamps ou chandails de coton. Ma mère en a usé une tapée de « devantés » durant sa vie de labeur : tabliers de tous les jours achetés aux étals des forains ou tabliers de genre fantaisie conçus et brodés par ses soins !
Le tablier offrait une liberté de gestes incomparable, s’adaptait aux circonstances variées de la vie, se rendait utile à toute chose du quotidien… Tablier-gant de la cuisinière pour retirer la casserole du point surchauffé du fourneau ou pour sortir le moule à gâteau brûlant du four… Tablier-poche de kangourou pour transporter les petits pois, les haricots et les carottes du jardin, les pommes de terre de la cave, les prunes tombées sous l’arbre ou les œufs frais du poulailler… Tablier-torchon pour dégager de coups furtifs les miettes de la table ou la poussière du buffet en cas d’arrivée intempestive de visiteurs… Tablier-serviette pour débarbouiller en catastrophe des frimousses… Voire tablier-soufflet pour donner vigueur aux flammes de l’âtre…
On en oublierait sa fonction première, tablier-protecteur, mais qui parfois se montrait trop pudibond : dans le cas de ma mère, partant soigner ses cochons, elle recouvrait le tout d’une veste dégoutante accrochée à un clou dans le fond sombre de « l’écurie » !