Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité
Pour ce qui est des prénoms, nos anciens ne brillaient guère par leur inventivité. Quelques élus du calendrier monopolisaient les registres, éclipsant des cohortes d’autres saints possibles.
J’ai fait le compte sur les monuments aux morts de La Tour, Tauves et Saint-Sauves. Les cinq prénoms qui reviennent le plus souvent, par ordre décroissant Jean, Antoine, François, Joseph et Pierre, concernent une grande moitié des 354 poilus inscrits. En ajoutant les Michel, les Louis et les Jacques, on dépasse les deux-tiers ! Même paysage à propos des filles : peu de salut possible hors les classiques Marie, Louise, Jeanne, Anne, Françoise, Catherine, Antoinette, Marguerite, Thérèse et Madeleine !
En cause la routine, mais aussi les exigences d’une société aux traditions bien enracinées : il convenait que les enfants enfilent les prénoms de leurs parrains et marraines, également ceux de leurs grands-parents, notamment pour les ainés ! Résultat, on tournait en rond.
Dans le but de contrer de fréquentes homonymies, en fin de XIXème siècle, les prénoms multiples sont arrivés en force. Mais on sait que les premiers de liste sur les actes de naissance n’étaient pas forcément retenus par les parents dans la vie courante. Cela nous a mis un sacré bazar !
Pour éclairer le sujet, rien de mieux que de parler de ce qu’on connait le mieux, c’est-à-dire sa propre famille, et en ce domaine vous savez que je ne suis pas pingre ! L’un de mes arrières grands-pères était Antoine Rozier. Pour lui, pas de problème, pour tous il était l’Antoine, en version patoisante, mais on note qu’il avait trois frères prénommés Michel ! Un autre de mes aïeux était Jean-Léger Gaydier ; il avait un frère qui répondait aussi à Léger. Léger, un prénom, qui, sans jouer les premiers de cordée, était assez répandu (avec l’ambigüe Légère en équivalent féminin !) et qui est aujourd’hui tombé en totale désuétude, sans espoir de retour en grâce au tourniquet de la mode, à l’égal de Giraud, ou d’Annet, masculin d’Anne.
Ma grand-mère Bony était une Anne, Marie, Célestine. Son père avait refusé qu’on l’appelât Anne, craignant les moqueries, par référence au quadrupède aux grandes oreilles plus réputé pour son bonnet que pour son intelligence… Célestine fut son prénom, élevé par elle jusqu’à la légende, en raison de traits de caractère que mes lecteurs assidus ne sont pas sans connaitre ! Ma grand-mère Guillaume, elle, était une Anne, Antoinette, Philomène. Là encore, Anne passée à la trappe, elle vécut sa longue existence sans anicroches sous l’appellation de Philomène.
Pour l’état civil, mon père se prénommait Marcel de son premier prénom (il était né un 31 janvier, jour de sainte Marcelle) et Robert de son second. Les recensements font montre d’une grande incertitude à son endroit… Il apparait comme un Marcel au recensement de 1921, il est une Marcelle (il est vrai qu’il avait les traits fins d’une fille !) à celui de 1926. Il répond à Robert en 1931 et à Aimé, son prénom usuel inconnu des actes communaux, en 1936 !
Dans l’après seconde guerre, la corde oppressante des usages a lâché du lest. Sont apparus côté filles des brochettes de Martine, Nicole, Monique, Chantal, Brigitte et Annie et côté garçons des bataillons de Christian, Bernard, Alain, Gérard, Patrick et Philippe, ainsi que de simples Jean et Marie joints cette fois en binômes à des Pierre, Luc, François, Claude, Paule, Françoise ou Claire, prénoms composés n’allant pas sans pépins comme on va le voir…
Lors des décennies suivantes, la chanson créative s’est lâchée pour de bon, mue par des fantaisies exotiques, les Sandrine, Christophe et Nathalie emportés par les Nicolas, Aurélie et Julien puis par les Laura, Marine et Enzo, jusqu’à la vague récente des Emma et des Gabriel, des Raphaël et des Jade !
Sur ce fond de valse effrénée, certains prénoms de vieille France gardent la tête hors de l’eau, tels les Antoine, Marie et Louise, plutôt choisis par des familles BCBG du haut du pavé !
Maintenant, il faut que je vous raconte mon histoire à moi, cocasse comme il se doit. Voilà, j’étais né, un matin du 23 août de l’an 1953, à la maison bien entendu, en présence de la sage-femme, et non sans difficultés… Très heureux de sa progéniture mâle, mon père enfourcha son vélo pour me déclarer. Il y avait un hic : mes parents ne s’accordaient pas sur le prénom à m’adjuger. Ma mère en tenait pour Bernard. Ma sœur aînée, morte en bas âge, ne s’appelait-elle pas Bernadette ! Etant un garçon, je ne pouvais la remplacer poste pour poste, mais tout au moins il restait possible de masculiniser le prénom… Le fils aîné de Solange, cadette de ma mère mais mariée quatre ans avant elle, était un Bernard… Je marche sur les œufs d’une omelette freudienne, passons !
Mon parrain projeté était mon oncle Jean, et mon père vouait une admiration infinie à son grand-père maternel, Pierre… Faisant fi du souhait de sa chère moitié, m’épargnant la pesante charge d’un Nanard, il énonça ces deux prénoms à l’obligeant secrétaire de mairie. Je devins un Jean Pierre, un de plus sur la vague déclinante des prénoms accouplés, dans le sillage de ma sœur, une Marie-Claude. Pour la famille et le proche entourage, au sein de mon duo de petits noms, le Pierre évinça illico le Jean, et je fus un Pierrot triomphant !
C’est seulement à ma cinquantaine, lors d’un banal renouvellement de papier d’identité, qu’un fonctionnaire pointilleux s’est aperçu qu’entre le Jean et le Pierre, le dévoué préposé aux écritures n’avait placé ni trait d’union ni virgule. Volontairement avait-il laissé des portes ouvertes face à l’indécision paternelle ? Au bout du compte, pour Marianne et la patrie réunies, je suis Jean Rozier et non Jean-Pierre Rozier, un Jeannot quoi, et non un Pierrot !
Un tel changement d’identité est susceptible de vous apporter du traumatisme ! En vérité, divan de psychanalyste inutile : dans ma tête je demeure Pierrot, itou pour une population locale aux rangs encore saillants malgré la fuite des années. En guise de bras d’honneur à l’ordre officiel, je garde ma peau de Pierrot lunaire : trop tard pour endosser celle d’un Jeannot lapin !
(Novembre 2024)
J’ai fait le compte sur les monuments aux morts de La Tour, Tauves et Saint-Sauves. Les cinq prénoms qui reviennent le plus souvent, par ordre décroissant Jean, Antoine, François, Joseph et Pierre, concernent une grande moitié des 354 poilus inscrits. En ajoutant les Michel, les Louis et les Jacques, on dépasse les deux-tiers ! Même paysage à propos des filles : peu de salut possible hors les classiques Marie, Louise, Jeanne, Anne, Françoise, Catherine, Antoinette, Marguerite, Thérèse et Madeleine !
En cause la routine, mais aussi les exigences d’une société aux traditions bien enracinées : il convenait que les enfants enfilent les prénoms de leurs parrains et marraines, également ceux de leurs grands-parents, notamment pour les ainés ! Résultat, on tournait en rond.
Dans le but de contrer de fréquentes homonymies, en fin de XIXème siècle, les prénoms multiples sont arrivés en force. Mais on sait que les premiers de liste sur les actes de naissance n’étaient pas forcément retenus par les parents dans la vie courante. Cela nous a mis un sacré bazar !
Pour éclairer le sujet, rien de mieux que de parler de ce qu’on connait le mieux, c’est-à-dire sa propre famille, et en ce domaine vous savez que je ne suis pas pingre ! L’un de mes arrières grands-pères était Antoine Rozier. Pour lui, pas de problème, pour tous il était l’Antoine, en version patoisante, mais on note qu’il avait trois frères prénommés Michel ! Un autre de mes aïeux était Jean-Léger Gaydier ; il avait un frère qui répondait aussi à Léger. Léger, un prénom, qui, sans jouer les premiers de cordée, était assez répandu (avec l’ambigüe Légère en équivalent féminin !) et qui est aujourd’hui tombé en totale désuétude, sans espoir de retour en grâce au tourniquet de la mode, à l’égal de Giraud, ou d’Annet, masculin d’Anne.
Ma grand-mère Bony était une Anne, Marie, Célestine. Son père avait refusé qu’on l’appelât Anne, craignant les moqueries, par référence au quadrupède aux grandes oreilles plus réputé pour son bonnet que pour son intelligence… Célestine fut son prénom, élevé par elle jusqu’à la légende, en raison de traits de caractère que mes lecteurs assidus ne sont pas sans connaitre ! Ma grand-mère Guillaume, elle, était une Anne, Antoinette, Philomène. Là encore, Anne passée à la trappe, elle vécut sa longue existence sans anicroches sous l’appellation de Philomène.
Pour l’état civil, mon père se prénommait Marcel de son premier prénom (il était né un 31 janvier, jour de sainte Marcelle) et Robert de son second. Les recensements font montre d’une grande incertitude à son endroit… Il apparait comme un Marcel au recensement de 1921, il est une Marcelle (il est vrai qu’il avait les traits fins d’une fille !) à celui de 1926. Il répond à Robert en 1931 et à Aimé, son prénom usuel inconnu des actes communaux, en 1936 !
Dans l’après seconde guerre, la corde oppressante des usages a lâché du lest. Sont apparus côté filles des brochettes de Martine, Nicole, Monique, Chantal, Brigitte et Annie et côté garçons des bataillons de Christian, Bernard, Alain, Gérard, Patrick et Philippe, ainsi que de simples Jean et Marie joints cette fois en binômes à des Pierre, Luc, François, Claude, Paule, Françoise ou Claire, prénoms composés n’allant pas sans pépins comme on va le voir…
Lors des décennies suivantes, la chanson créative s’est lâchée pour de bon, mue par des fantaisies exotiques, les Sandrine, Christophe et Nathalie emportés par les Nicolas, Aurélie et Julien puis par les Laura, Marine et Enzo, jusqu’à la vague récente des Emma et des Gabriel, des Raphaël et des Jade !
Sur ce fond de valse effrénée, certains prénoms de vieille France gardent la tête hors de l’eau, tels les Antoine, Marie et Louise, plutôt choisis par des familles BCBG du haut du pavé !
Maintenant, il faut que je vous raconte mon histoire à moi, cocasse comme il se doit. Voilà, j’étais né, un matin du 23 août de l’an 1953, à la maison bien entendu, en présence de la sage-femme, et non sans difficultés… Très heureux de sa progéniture mâle, mon père enfourcha son vélo pour me déclarer. Il y avait un hic : mes parents ne s’accordaient pas sur le prénom à m’adjuger. Ma mère en tenait pour Bernard. Ma sœur aînée, morte en bas âge, ne s’appelait-elle pas Bernadette ! Etant un garçon, je ne pouvais la remplacer poste pour poste, mais tout au moins il restait possible de masculiniser le prénom… Le fils aîné de Solange, cadette de ma mère mais mariée quatre ans avant elle, était un Bernard… Je marche sur les œufs d’une omelette freudienne, passons !
Mon parrain projeté était mon oncle Jean, et mon père vouait une admiration infinie à son grand-père maternel, Pierre… Faisant fi du souhait de sa chère moitié, m’épargnant la pesante charge d’un Nanard, il énonça ces deux prénoms à l’obligeant secrétaire de mairie. Je devins un Jean Pierre, un de plus sur la vague déclinante des prénoms accouplés, dans le sillage de ma sœur, une Marie-Claude. Pour la famille et le proche entourage, au sein de mon duo de petits noms, le Pierre évinça illico le Jean, et je fus un Pierrot triomphant !
C’est seulement à ma cinquantaine, lors d’un banal renouvellement de papier d’identité, qu’un fonctionnaire pointilleux s’est aperçu qu’entre le Jean et le Pierre, le dévoué préposé aux écritures n’avait placé ni trait d’union ni virgule. Volontairement avait-il laissé des portes ouvertes face à l’indécision paternelle ? Au bout du compte, pour Marianne et la patrie réunies, je suis Jean Rozier et non Jean-Pierre Rozier, un Jeannot quoi, et non un Pierrot !
Un tel changement d’identité est susceptible de vous apporter du traumatisme ! En vérité, divan de psychanalyste inutile : dans ma tête je demeure Pierrot, itou pour une population locale aux rangs encore saillants malgré la fuite des années. En guise de bras d’honneur à l’ordre officiel, je garde ma peau de Pierrot lunaire : trop tard pour endosser celle d’un Jeannot lapin !
(Novembre 2024)