Co - construire ensemble un avenir durable pour le territoire de l'Artense




27. Faucher à la faux


Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité

27. Faucher à la faux
Hier, plus encore que de nos jours, le foin était essentiel pour la nourriture du bétail en hiver. Il en fallait un sacré stock, tassé en vrac au-dessus de l’étable et de l’habitat des maisons blocs de tradition, pour ravitailler le troupeau pendant six bons mois ! 

La fenaison se mettait en marche tardivement en regard des temps actuels. Les feux de la Saint-Jean en allumaient le signal, s’il faisait beau ! Dans les grosses fermes, en renfort des effectifs familiaux, on embauchait des commis pour l’été ou à la journée : à leur charge, bien sûr le fauchage à la faux en début de chaîne, mais aussi dans la continuité le retournement de l’herbe pour le séchage, le chargement du foin sec sur les chars et le déchargement à la grange.  

Le faucheur débutait sa journée au lever du soleil. L’herbe y offrait ses pieds tendres imbibés de rosée ; la faux finement aiguisée glissait au sol pour emmener un rang à étaler ensuite à la fourche ou au râteau : « déramer » disait-on ! Un solide casse-croûte à neuf heures, et on reprenait jusqu’au matin avancé. Ne pas compter sur les après-midi : sous le cagnard, on s’épuisait à couper une herbe revêche qui ne cherchait qu’à se soustraire à la lame ! 

Doit-on s’attarder sur le geste auguste du faucheur, beau comme l’Antique, les balancements d’horloge du haut du corps, les aiguisages réguliers avec la pierre du coffin, manche posé sur la cuisse, lame à la verticale, pointe tendue vers le ciel ? Est-il nécessaire de s’étendre sur le battage sous le tilleul à la fraîche, les métronomiques coups de marteau portés au filament glissé sur l’enclume fichée en terre ? 

Plus haut, en tirant vers le Pont de Clamouze, Besse et le Cézallier, les foins ne débutaient qu’en juillet pour s’éterniser jusqu’en septembre. On embauchait aux foires de « la loue » des grappes de faucheurs, parmi lesquels nombre de paysans des rives basses de Dordogne en ayant fini avec leurs urgentes besognes. 

On se plaisait à voir sur l’étendue découverte des près d’altitude des défilés de faucheurs se suivant à distance calculée et laissant dans leur sillage des andains parallèles et limpides. Les gars les plus aguerris, maitres de ballets attitrés des équipes, imprimaient l’allure, rythmaient les poses d’aiguisage, et malheur à celui qui ne parvenait à suivre le bon tempo !   

Dans les années 30, sont arrivées les faucheuses tractées par bœufs, chevaux ou, plus surement, vaches banales à cornes ajustées au joug. Après 1945, ont débarqué les motofaucheuses puis, avec la mécanisation galopante, les barres de coupe montées sur tracteurs. 

Même si sur notre humble ferme de Méjanesse le progrès avait connu du retard, seulement la motofaucheuse en 1957 et le tracteur en 1967, en mon enfance la faux était devenu un outil accessoire : on ne s’en servait qu’aux endroits trop pentus pour l’accès des machines et qu’à des fins de curage, en rebord des clôtures, des murs et des haies, autour des arbres et des pierres. Foin précieux, des prés nettoyés, jardinés comme parterres de Versailles : « du travail propre » ! 

Si j’ai touché à la faux, ce n’est donc qu’avec parcimonie et, je le concède, qu’avec grande maladresse, la science de l’aiguisage m’étant toujours restée étrangère en dépit de la patiente pédagogie paternelle ! 

Pour maintien de la tradition, la commune de Saint-Donat organise chaque année, début août, en fête de Saint-Sixte, un concours de fauche à la faux. Un temps fort pour la localité, entre autochtones nostalgiques d’immuables pratiques et touristes en mal de folklore. 

En guise de point d’orgue, sous l’impulsion de François Marion, maire de la commune durant un long bail entre autres responsabilités, une statue de faucheur a été édifiée à l’automne 2020 sur la place du bourg. 

La statue, œuvre de Thierry Courtadon (assisté d’un compagnon de burin), orfèvre en sculpture de lave de Volvic, se pose là, tirée d’un énorme bloc sorti de fournaises à peine refroidies, sans colle ni raccord, indestructible, inviolable, se moquant de bois comme de fer, de pourriture comme de rouille... « Une statue à destination des siècles futurs ou pour l’éternité, statue porte-bonheur, totem déifié de civilisation ensevelie pour peuples profanes », ainsi me suis-je laissé aller à proclamer au cours de l’une de mes exaltations !

Le faucheur, quel hasard, se nomme François, il porte chapeau sur son énorme tête ronde, arbore gauloise moustache et respire une bonhommie goguenarde. Des sabots aux pieds, le coffin fixé à sa ceinture par devant… Allez lui rendre visite si ce n’est déjà fait : il faut le saluer bien bas, le titiller d’une fraternelle blague, lui tâter le charnu de la cuisse et le galbe du biceps, le fixer droit du regard, juger de sa silhouette avec quelques cordées de recul…  

Certains ont pu critiquer le côté mastoc de la statue, peu en rapport avec l’harmonie du faucheur faite d’un relâché des membres en une ample gestuelle : la juste cadence et non la force brute, l’étiré du corps et non le ramassé en boule, en somme un faucheur-félin à taille souple de scieur de long et non un faucheur-ours bâti en puissance ! Pouvait-il en aller différemment partant d’une matière minérale, celle-là fut-t-elle pierre de Volvic, donc malléable, pour ne pas dire élastique ? Les amateurs d’art ajouteront que toute œuvre doit savoir s’évader de l’immédiateté figurative, qu’elle tire sa force de cette distance ! 

Faucher à la faux, une manière du passé à cantonner dans les musées ? Il n’est pas certain… Jardiniers du dimanche, laissez monter vos pelouses, un coup de faux en fin de printemps, un autre à l’automne, renoncez aux tondeuses ! Les oreilles de vos voisins s’en trouveront fort aise, aussi les ressources de planète en matières premières ; votre porte-monnaie y gagnera, et mieux encore les vies ferventes des fleurs raffinées et des insectes délicats. 

Mais ne rêvez pas, les paysans ne feront pas marche-arrière… Allons-y à la louche : un homme sur son tracteur peut couper 30 hectares en un jour quand un faucheur à la faux a du mal à atteindre 30 ares, soit une productivité 100 fois supérieure !    
                                                                                                                                     Juin 2024
     

Lu 510 fois



1.Posté par Tourneur le 25/07/2024 15:01 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler

Bonjour, j'aimerais acheter des livres de cet auteur et je ne sais pas ou les trouver
Merci pour votre réponse
Bernard

Nouveau commentaire :