Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité
Souvent je m’interroge : les vaches d’aujourd’hui connaissent-elles des vies meilleures que par le passé ? C’est une vraie interrogation, je vous l’assure, à mettre en relation avec le thème général du bien-être animal, et comme les bovins incarnent sans conteste en notre campagne l’espèce régnante…
Les vaches en notre ferme vivaient jusqu’à un âge avancé : tant qu’elles pouvaient pondre leur veau annuel, produire leur quota de lait, faire preuve d’une acceptable forme physique, il n’y avait pas lieu de s’en séparer ! Notre Calaude, on l’avait gardée vingt-deux ou vingt-trois ans ! Elles ne portaient pas encore de numéros aux oreilles, nos vaches, et elles étaient autant animaux de compagnie que de rapport. « Suite de famille, nos vaches majuscules / elles portaient des noms et pas des matricules ». Mais déjà l’inséminateur remplaçait le taureau ! Nos belles n’en semblaient pas perturbées outre mesure en termes d’affection et de plaisir : le glissement d’une main plastifiée en leurs voies intimes au lieu d’un assaut pesant et sans prévenance sur leurs reins…
Tout l’hiver, près de six mois, le petit troupeau était rangé à l’étable, enchaîné à la crèche, crotté de couches épaisses à tous les arrière-trains, avec pour lit spartiate les galets tirés de la rivière, la paille, denrée rare en contrées non céréalières, se limitant aux jeunes veaux… Bêtes et hommes entre les mêmes murs, respirant le même air de confinement, les seconds bénéficiant de la chaleur des premières, également de leur odeur prégnante et de leurs bruits coutumiers, cliquetis de chaînes, grattages d’encolures contre les boiseries, meuglements, bouses et jets d’urine s’écrasant dans les rigoles !
Certes il y avait les sorties vivifiantes matin et soir pour une bonne lampée d’eau glacée au bac du village entre deux « plejou » de fourrage, mais des sorties supprimées avec l’arrivée de l’eau courante et l’installation des abreuvoirs automatiques… Nos vaches gagnaient en confort, mais au détriment des balades biquotidiennes, et puis comment savoir si l’une « voulait les bœufs » ?
C’est dire si, au printemps revenu, la mise à l’herbe, on « lâchait les bêtes » disait-on, était source d’allégresse ! On avait droit à des gambades désordonnées, des queues levées au ciel, des pattes arrières projetées dans les airs, aussi des affrontements de cornes afin d’asseoir des suprématies de gouvernance sur le troupeau… Cependant, la vérité exige de dire qu’en certaines fermes manquant de prévoyance, la réserve de foin à la grange avait souvent du mal à faire la jonction avec la verdure renaissante. En ces cas, les pauvres bêtes, flageolantes sur leurs aplombs, peaux sur les os des côtes et arêtes des échines à vif, plutôt que de folâtrer, n’avaient idée que de trouver pitance régénératrice sur le pacage !
Nos vaches, à la belle saison, passaient leur vie en plein air, y compris les nuits, ceci depuis la généralisation des fils de fer. Leurs journées étaient rythmées par les retours à l’étable pour la traite… Elles allaient à un train plutôt plan-plan ponctué par des bouchées d’herbe prises au vol en bordures du parcours. Chez nous, on n’utilisait le bâton qu’avec mesure et le chien faisait acte de présence plus qu’il ne leur mordillait les talons. La maltraitance se limitait à quelques tapes dans le ventre quand l’une aux tétines gercées renversait d’un coup de pied le seau de lait serré entre nos jambes ou quand une autre nous balançait sa queue d’un coup sec à travers la tronche pour chasser les mouches. Mouvements brefs de colère, sans plus !
Quant aux vaches dressées pour l’attelage, on exigeait d’elles une besogne supplémentaire, mais celle-là à relativiser, les travaux demandés, tractage des charrois et des tombereaux, n’exigeant que peu d’efforts en regard des labours de plaine. Au final, on peut penser que de cette connivence avec l’aristocratie dominante des hommes, notre duo attitré sous le joug retirait une parcelle de vanité !
Les vaches actuelles se sont embourgeoisées et ne sauraient donner lieu à apitoiement. De toute évidence, hormis peut-être les Holstein, elles sont mieux en chair, mieux lustrées qu’en ma jeunesse, elles font montre de gaillardes démarches, affichent des mines confiantes, bref, selon l’expression de leurs maîtres dévoués, « elles ne pleurent pas ». Elles sont dûment vaccinées par des aiguilles de blouses blanches. Fièvre aphteuse ainsi que brucellose ne sont que vieux refrains ; rôde toutefois sur leurs têtes l’épée de Damoclès d’un méchant virus en gestation, en Chine ou ailleurs !
Il nous faudrait à ce stade établir des différences entre troupeaux laitiers et troupeaux allaitants. Une chronique c’est court, alors centrons-nous sur les premiers.
En complément du fourrage, sont ajoutés des granulés sur des bases individualisées établies par des logiciels d’informaticiens… Sur le pacage menaçant de roussir, sont offertes, en râtelier libre-service, des balles rondes de foin... Aucune famine en vue ! Á la traite, l’agréable contact des manchons de silicone sur les tétines, quand ce n’est pas à l’armature ferreuse d’un robot bienveillant que l’on présente son pis dès qu’il se trouve gonflé en suffisance !
En hiver, liberté de mouvement dans des stabulations aérées où l’on peut étendre son corps sur du plat, voire sur un matelas de litière cinq étoiles… Des rapports apaisés avec des frangines aux cornes coupées… Une démangeaison, hop on avance sa croupe sous l’engin qui se met à rouler sa brosse… Á propos d’automatisation, nos vaches ne trouveraient-elles pas avantage à fréquenter des robots d’humeur constante plutôt que des hommes souvent gesticulateurs ?
Reste le sujet de la durée de vie. Au bout de cinq à six ans de lactation poussée, l’organisme des vaches amorce un déclin : allez, le camion, direction l’abattoir ! Il faudrait ici que je me lance dans un comparatif entre conditions d’abattage passées et présentes, mais vous connaissez ma sensiblerie ! Je fais l’autruche, mange mon steak sans broncher et m’en remets à l’idée que les choses n’ont pu qu’évoluer dans le bon sens !
Que vaut-t-il mieux, une vie difficile mais longue ou une vie courte mais confortable ? Face aux affres que fait germer en moi cette question essentielle, je te laisse, lecteur fidèle et de haute conscience, le soin de trancher.
Les vaches en notre ferme vivaient jusqu’à un âge avancé : tant qu’elles pouvaient pondre leur veau annuel, produire leur quota de lait, faire preuve d’une acceptable forme physique, il n’y avait pas lieu de s’en séparer ! Notre Calaude, on l’avait gardée vingt-deux ou vingt-trois ans ! Elles ne portaient pas encore de numéros aux oreilles, nos vaches, et elles étaient autant animaux de compagnie que de rapport. « Suite de famille, nos vaches majuscules / elles portaient des noms et pas des matricules ». Mais déjà l’inséminateur remplaçait le taureau ! Nos belles n’en semblaient pas perturbées outre mesure en termes d’affection et de plaisir : le glissement d’une main plastifiée en leurs voies intimes au lieu d’un assaut pesant et sans prévenance sur leurs reins…
Tout l’hiver, près de six mois, le petit troupeau était rangé à l’étable, enchaîné à la crèche, crotté de couches épaisses à tous les arrière-trains, avec pour lit spartiate les galets tirés de la rivière, la paille, denrée rare en contrées non céréalières, se limitant aux jeunes veaux… Bêtes et hommes entre les mêmes murs, respirant le même air de confinement, les seconds bénéficiant de la chaleur des premières, également de leur odeur prégnante et de leurs bruits coutumiers, cliquetis de chaînes, grattages d’encolures contre les boiseries, meuglements, bouses et jets d’urine s’écrasant dans les rigoles !
Certes il y avait les sorties vivifiantes matin et soir pour une bonne lampée d’eau glacée au bac du village entre deux « plejou » de fourrage, mais des sorties supprimées avec l’arrivée de l’eau courante et l’installation des abreuvoirs automatiques… Nos vaches gagnaient en confort, mais au détriment des balades biquotidiennes, et puis comment savoir si l’une « voulait les bœufs » ?
C’est dire si, au printemps revenu, la mise à l’herbe, on « lâchait les bêtes » disait-on, était source d’allégresse ! On avait droit à des gambades désordonnées, des queues levées au ciel, des pattes arrières projetées dans les airs, aussi des affrontements de cornes afin d’asseoir des suprématies de gouvernance sur le troupeau… Cependant, la vérité exige de dire qu’en certaines fermes manquant de prévoyance, la réserve de foin à la grange avait souvent du mal à faire la jonction avec la verdure renaissante. En ces cas, les pauvres bêtes, flageolantes sur leurs aplombs, peaux sur les os des côtes et arêtes des échines à vif, plutôt que de folâtrer, n’avaient idée que de trouver pitance régénératrice sur le pacage !
Nos vaches, à la belle saison, passaient leur vie en plein air, y compris les nuits, ceci depuis la généralisation des fils de fer. Leurs journées étaient rythmées par les retours à l’étable pour la traite… Elles allaient à un train plutôt plan-plan ponctué par des bouchées d’herbe prises au vol en bordures du parcours. Chez nous, on n’utilisait le bâton qu’avec mesure et le chien faisait acte de présence plus qu’il ne leur mordillait les talons. La maltraitance se limitait à quelques tapes dans le ventre quand l’une aux tétines gercées renversait d’un coup de pied le seau de lait serré entre nos jambes ou quand une autre nous balançait sa queue d’un coup sec à travers la tronche pour chasser les mouches. Mouvements brefs de colère, sans plus !
Quant aux vaches dressées pour l’attelage, on exigeait d’elles une besogne supplémentaire, mais celle-là à relativiser, les travaux demandés, tractage des charrois et des tombereaux, n’exigeant que peu d’efforts en regard des labours de plaine. Au final, on peut penser que de cette connivence avec l’aristocratie dominante des hommes, notre duo attitré sous le joug retirait une parcelle de vanité !
Les vaches actuelles se sont embourgeoisées et ne sauraient donner lieu à apitoiement. De toute évidence, hormis peut-être les Holstein, elles sont mieux en chair, mieux lustrées qu’en ma jeunesse, elles font montre de gaillardes démarches, affichent des mines confiantes, bref, selon l’expression de leurs maîtres dévoués, « elles ne pleurent pas ». Elles sont dûment vaccinées par des aiguilles de blouses blanches. Fièvre aphteuse ainsi que brucellose ne sont que vieux refrains ; rôde toutefois sur leurs têtes l’épée de Damoclès d’un méchant virus en gestation, en Chine ou ailleurs !
Il nous faudrait à ce stade établir des différences entre troupeaux laitiers et troupeaux allaitants. Une chronique c’est court, alors centrons-nous sur les premiers.
En complément du fourrage, sont ajoutés des granulés sur des bases individualisées établies par des logiciels d’informaticiens… Sur le pacage menaçant de roussir, sont offertes, en râtelier libre-service, des balles rondes de foin... Aucune famine en vue ! Á la traite, l’agréable contact des manchons de silicone sur les tétines, quand ce n’est pas à l’armature ferreuse d’un robot bienveillant que l’on présente son pis dès qu’il se trouve gonflé en suffisance !
En hiver, liberté de mouvement dans des stabulations aérées où l’on peut étendre son corps sur du plat, voire sur un matelas de litière cinq étoiles… Des rapports apaisés avec des frangines aux cornes coupées… Une démangeaison, hop on avance sa croupe sous l’engin qui se met à rouler sa brosse… Á propos d’automatisation, nos vaches ne trouveraient-elles pas avantage à fréquenter des robots d’humeur constante plutôt que des hommes souvent gesticulateurs ?
Reste le sujet de la durée de vie. Au bout de cinq à six ans de lactation poussée, l’organisme des vaches amorce un déclin : allez, le camion, direction l’abattoir ! Il faudrait ici que je me lance dans un comparatif entre conditions d’abattage passées et présentes, mais vous connaissez ma sensiblerie ! Je fais l’autruche, mange mon steak sans broncher et m’en remets à l’idée que les choses n’ont pu qu’évoluer dans le bon sens !
Que vaut-t-il mieux, une vie difficile mais longue ou une vie courte mais confortable ? Face aux affres que fait germer en moi cette question essentielle, je te laisse, lecteur fidèle et de haute conscience, le soin de trancher.