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18. Champignons des prés et champignons des bois


Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité

18. Champignons des prés et champignons des bois
Vous vous attendez à ce que je vous raconte nos paniers débordants de champignons récoltés dans les bois : cèpes à jambes dodues, blondes girolles croquantes, voire trompettes de la mort et pieds de mouton… Eh bien non, ce serait faire injure à la vérité. En mes vertes années, notre cueillette se limitait à un nombre restreint d’espèces adeptes de nos hauts herbages : les coulemelles que nous appelions communément chevaliers, les mousserons et les rosés.  

Nos préférés étaient les chevaliers. On apercevait à distance, selon leur degré de maturité, leurs baguettes de tambour ou leurs imposants parasols. Ils jaillissaient en nombre à la suite des orages plantureux de fin d’été sur les aigres pâtures, ces crêtes à genêts et à herbe revêche qu’une agriculture aux accents primitifs tolérait encore. On leur connaissait une lignée sœur de moindre intérêt, blanchâtre et quelque peu anémique, que l’on disait de regain et qui ne poussait que sur les prés de fauche. 

Les mousserons alignaient leurs traînées de têtes d’épingles et de boutons de guêtres sur les pacages, au printemps comme en automne, dès que la pluie avait décidé d’être de la partie. Ils striaient le vert ardent de coups de crayons d’ocre pâle ! Pour les ramasser, ceux-là, il fallait de la patience : ne pas arracher la racine, couper de l’ongle chaque pied à sa base, éviter d’embarquer trop de brins d’herbe lors de l’opération.

Les rosés, urbains et conviviaux à la mode de leurs cousins de Paris, prospéraient sur les terres grasses et suintantes de fumier. Ils étaient accoutumés aux hommes jusqu’à daigner atteindre les seuils de leurs maisons. Leurs chapeaux étincelants de blancheur éclataient sur l’herbe. Les cueillir était déconcertant de facilité, et pour cette raison ils n’étaient pas les plus estimés.     

Nous étions enfants des plateaux, compagnons déclarés des bovins, à ce titre méfiants envers les forêts, ce qu’elles représentaient en termes d’inconnu, d’impuretés et de dangers. En notre pastoralisme revendiqué, on cavalait sur les espaces à découvert ; hormis pour les rosés, la quête des champignons nécessitait avant tout des mollets de coursier et, question vision, elle pouvait s’accommoder de presbytie mais non de myopie… Rien de commun avec ces pratiques de cochons truffiers de Quercy et Périgord où l’on fourrageait en petits périmètres dans les feuilles mortes détrempées, en rivalité avec les limaces ! 

Nos ancêtres remplissaient-ils couramment leurs écuelles de champignons ? J’ai des doutes, la peur de l’empoisonnement prévalait, même en cas de cueillette se limitant à des catégories supposées fiables. Mes grands-parents paternels n’avaient jamais battu la campagne à cette fin, à peine si ma grand-mère acceptait de passer à la cuisson le lot de chevaliers qu’on lui rapportait. Au temps de leur jeunesse pourtant, bien avant que ne soient épandus à profusion lisier poisseux et engrais pétrochimiques, combien les champignons prospéraient, notamment les mousserons que l’on ne rencontre guère à présent que sur les talus des routes préservés des amendements du sol : les enfants jouaient alors à en décapiter des myriades par des lancers de bâtons ajustés à l’horizontale ! 

Un petit aperçu sur nos façons culinaires… Les chevaliers, il fallait éviter de les gaver d’eau par lavage, simplement retirer les pieds filandreux et racler les aspérités velouteuses des chapeaux avant le découpage en lamelles, ces dernières jetées dans une grande poêle avec un fond frétillant de beurre. Quelques coups de pelle lors de la cuisson, trois gousses d’ail, une floconnée de persil… On avait droit à de copieuses portions, merveilleusement savoureuses et odorantes, qui nous lestaient l’estomac sans défaillir jusqu’au quatre heure ! En certaines maisons, ces chevaliers remplaçaient avec avantage lardons et poireaux dans les quiches. Pour les rosés, les manières étaient comparables, hormis le grattage des chapeaux, ces derniers étant déjà lisses comme les galets du torrent. Les mousserons quant à eux partaient en entier, pieds et coiffures, dans les omelettes et les sauces du civet ou encore, grillés, ils accompagnaient le poulet rôti. Ma mère en faisait sécher une partie dans des petits sacs entreposés dans un endroit dénué d’humidité : ils apportaient des lueurs de fantaisie à la cuisine ennuyeuse de l’hiver. 

Ă présent, les champignons des prés ont perdu de leur lustre. Tous ces chevaliers non ramassés que l’on pouvait voir de son auto au long des chemins sur les bughes négligées lors de cette fantastique éclosion champignonnière d’octobre 2019 ! Les chefs cuistots ne sont toqués que de cèpes spongieux, de girolles opiniâtres et de morilles à alvéoles ruineuses : la gastronomie a ses conventions et le pékin ordinaire se doit de suivre ! Quand mes parents, au hasard d’un repas amélioré hors la maison, avaient goûté des cèpes, ils avaient trouvé cela « pas mauvais » bien sûr, mais de caractère timoré en regard des chevaliers. Cela, ils ne pouvaient le dire, mieux valait la boucler ! 

Le pli est pris, les mordus de par chez nous (souvent des hommes mûrs, à ce groupe que restera-t-il si vous leur enlevez la pêche, la chasse et… les champignons ?) délaissent les intervalles herbeux au soleil pour se fondre sous l’ombre visqueuse des zones forestières ; ils ont leurs coins, tenus secrets autant que filons de chercheurs d’or… On sait la fièvre conquistador qui s’empare des contrées limousines aux premières irruptions de bolets !  

Mon beau-frère Alain, Gascon d’origine, de passage à la maison dans les années quatre-vingt, était parti en cueillette et, signe de l’ère nouvelle, il s’était illico dirigé vers un lieu arboré, en l’occurrence le bois d’Avèze surplombant la vallée de la Dordogne, peuplé de jeunes plantations d’épicéas qui ne pouvaient se douter qu’un jour leurs épines sécheraient sous l’effet de piqures d’insectes mortifères... De retour à son point initial, il avait retrouvé sa voiture, une Italienne racée et élégante d’immatriculation 95, encerclée par trois « billes » respectables. Averti, mon père était accouru au volant de son tracteur et avait libéré la prisonnière sans coup férir… On s’amusait à imaginer la mine du fautif, tout autant forestier et rétif aux étrangers qu’amateur de champignons, à la vue d’une évasion si rondement menée. Le rustre avait dû en avaler son dernier chicot !

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