Par Jean Pierre Rozier, ethnologue de la ruralité
D’abord, il y avait le jardin de l’Aste. On disait jardin et non potager comme il eut été plus adapté, le légume nourricier raflant la mise à l’ornement. Il prenait pied au fond de notre pré du même nom, sur une terre ressuyée en pente aimable, sûrement exposée aux radiations du soleil. On le réservait aux petits pois, aux haricots verts, en marge à quelques choux. Placé ainsi au milieu des herbages, on avait toute liberté, au printemps, une fois déplacés des fils de barbelés fatigués, de le labourer au brabant, vaches puis tracteur au-devant, cela sans avoir à se briser menus les reins avec la bêche. Une fois la terre retournée, ma mère, à l’occasion renforcée par ma sœur que la chose potagère n’emballait guère, prenait le relais, des semis à la récolte, en passant par les assommants désherbages à la bigoussette ou à la main et, lors des mois assoiffés, par les arrosages au broc depuis le ruisseau.
Un bémol, nous les hommes, nous apportions notre quote-part pour le pointage des rames, et ce n’était pas la pire des corvées. Pour les petits pois, on se contentait de prendre telles quelles les branches des fagots, la végétation libertaire de la plante appréciant davantage des soutiens embrouillés que des tuteurs militaires. Les rames pour petits pois n’en étaient donc pas vraiment, quand celles des haricots, extraites des taillis secrets de noisetiers du bois de Cheix, se devaient d’être au garde-à-vous, mentons dressés vers les nuages.
Les rames, déterrées à l’automne et dégarnies de leurs vrilles sèches, étaient mises en tas sur le côté, à l’horizontal et, souvent, laissées là pour le compte. Au printemps revenu, on trouvait des décapitées et des souffreteuses, des friables qui ne résistaient pas à la poussée en terre. On tentait de faire durer, de limiter le groupe des réformées à remplacer par de fringantes fouetteuses encore alourdies de leur sève : une chétive glissée parmi les gaillardes, une amputée entre deux hautes asperges… Du chemin montant sur Huistiaux, deux-cent mètres en contre-bas, le pèlerin ordinaire n’y verrait que du feu, et puis les feuilles recouvriraient la forêt des piques, les spirales à tête chercheuses trouveraient le moyen de sauter acrobatiquement du sommet d’un mât à un autre, les lianes solidifieraient l’échafaudage… Des planches de haricots qui finiraient leur été penchées par les coups de boutoirs des bouffées orageuses, mais compactes toujours, solides au poste. Les grands-pères jardiniers à l’esprit carré de maintenant édifient des structures en tentes canadiennes, mais au final…
Ce jardin de l’Aste, le remembrement nous l’a pris et cela avait été déchirant pour ma mère. Il a été absorbé par les herbages… Lors des fauchages actuels, les roues du tracteur de Jean-Louis passent sur ses arpents comme sur le restant des prés ; elles ne constatent pas de différence. Hormis mes mots sur le papier, il n’en subsiste rien, ni photo, ni prise de vue aérienne… Et ceux qui savaient sa présence ont disparu, emportant dans les cercueils les panoramas de leurs paysages ressassés.
Mes parents s’étaient reportés sur le jardin du pépé, décédé deux hivers auparavant, jardin dont une mémé pourtant bien conservée se désintéressait quelque peu. Situé devant l’étable, il était d’un accès commode pour ma mère en ses vieux jours. Sur son déclin à lui, le pépé s’en voyait pour le tenir, même sur un périmètre se réduisant comme peau de chagrin au fil des ans. Il m’attendait les samedis après-midi d’avril, de retour du lycée, afin de l’aider à bêcher. Sans vergogne, il m’offrait le coup à boire, et ce n’était pas du sirop de grenadine !
Bon, notre jardin majeur, le plus constant, était à l’époque celui jouxtant la maison d’en bas. Quand les soirs s’allongeaient, mon père bêchait après la traite des vaches tandis que ma mère distribuait ses graines. Cela s’éternisait ; on repoussait à la nuit tombante le moment de manger la soupe ! Je râlais. Un grillage tenu ferme en faisait le tour, annihilant derechef toute tentative d’effraction en provenance de la troupe des poules en goguette. Sa terre, issue du lointain des érosions volcaniques, était foncée : je ne garde d’elle en mémoire qu’humus lourd et collant s’agrippant à nos semelles. Pas de trace de craquelures, fût-ce lors de séries de jours sans pluie. Ah ce n’était pas la terre fine et légère de l’Aste !
C’était un jardin pour été sec, mais la sécheresse ne sévissait guère qu’une année sur douze ! La déclivité donnant sur le nord n’arrangeait rien, ni les ombrages des arbres. Trois pommiers au feuillage touffu et à la pomme espacée vivaient sur le bas ainsi qu’un prunier à prune blanche ; en outre, les hautes frondaisons de frênes implantés sur le talus de la route limitaient l’ensoleillement du soir. Et puis il y avait eu le cerisier que mon père avait débusqué je ne sais où et planté dans les parages, à trois mètres du grillage, et sous la ligne électrique… Il était si petit, en deux temps trois mouvements, il avait pris du galon et livré des cerises miraculeuses. « C’est des bigarreaux » s’enthousiasmait ma mère ! Vite fait, sa pointe avait touché les fils, et voilà le prodige de nos arbres fruitiers condamné à la hache…
Dois-je dresser la liste des légumes ? Du classique : hormis petits pois, haricots et choux, carottes, pommes de terre primeur, épinards, raves, betteraves, poireaux, radis, salades, oignons, persil, échalotes, ciboulette… Ignorée la tomate des Aztèques ! Y rajouter les fraises en leur encoignure, une rhubarbe à feuilles accaparantes, de coriaces groseilliers et cassissiers, un poirier nain façon bonsaï ainsi que dahlias et glaïeuls en bordure dont on faisait bouquets pour les locataires en cure. Côté maternel, le jardin en été prenait le pas sur l’aiguille : dix minutes de dispo, allez hop elle allait « y gratter un peu ».
Disparu aussi ce jardin : vendu avec la maison, reconverti en gazon de Wimbledon ! Avant son départ en maison de retraite, ma mère en disposait encore ainsi que de celui du grand-père, avec en supplément un bout accolé à l’ancien champ de patates, contre la route neuve, surmontant la côte. En dépit de ses difficultés motrices, la Madeleine s’occupait de ses trois jardins. Je lui disais : regroupons-les ! Non, ma mère avait en sa caboche une rationalité qui ne supportait pas la contradiction ! Ombre cassée, dos perpendiculaire aux jambes, comme le faisait justement remarquer le voisin François, ainsi elle se montrait aux paires d’yeux villageoises : la dernière vision qu’elle a laissée !
Au fait, on n’avait pas de serre, si ce n’est deux-trois sacs plastique ayant contenu du sel pour les bêtes amarrés à quatre planches enfoncées au sol : une voile bohémienne triturée par les vents et qui, aux soleils retrouvés, tentait d’accélérer la montée d’une sympathique coterie de laitues.
Un bémol, nous les hommes, nous apportions notre quote-part pour le pointage des rames, et ce n’était pas la pire des corvées. Pour les petits pois, on se contentait de prendre telles quelles les branches des fagots, la végétation libertaire de la plante appréciant davantage des soutiens embrouillés que des tuteurs militaires. Les rames pour petits pois n’en étaient donc pas vraiment, quand celles des haricots, extraites des taillis secrets de noisetiers du bois de Cheix, se devaient d’être au garde-à-vous, mentons dressés vers les nuages.
Les rames, déterrées à l’automne et dégarnies de leurs vrilles sèches, étaient mises en tas sur le côté, à l’horizontal et, souvent, laissées là pour le compte. Au printemps revenu, on trouvait des décapitées et des souffreteuses, des friables qui ne résistaient pas à la poussée en terre. On tentait de faire durer, de limiter le groupe des réformées à remplacer par de fringantes fouetteuses encore alourdies de leur sève : une chétive glissée parmi les gaillardes, une amputée entre deux hautes asperges… Du chemin montant sur Huistiaux, deux-cent mètres en contre-bas, le pèlerin ordinaire n’y verrait que du feu, et puis les feuilles recouvriraient la forêt des piques, les spirales à tête chercheuses trouveraient le moyen de sauter acrobatiquement du sommet d’un mât à un autre, les lianes solidifieraient l’échafaudage… Des planches de haricots qui finiraient leur été penchées par les coups de boutoirs des bouffées orageuses, mais compactes toujours, solides au poste. Les grands-pères jardiniers à l’esprit carré de maintenant édifient des structures en tentes canadiennes, mais au final…
Ce jardin de l’Aste, le remembrement nous l’a pris et cela avait été déchirant pour ma mère. Il a été absorbé par les herbages… Lors des fauchages actuels, les roues du tracteur de Jean-Louis passent sur ses arpents comme sur le restant des prés ; elles ne constatent pas de différence. Hormis mes mots sur le papier, il n’en subsiste rien, ni photo, ni prise de vue aérienne… Et ceux qui savaient sa présence ont disparu, emportant dans les cercueils les panoramas de leurs paysages ressassés.
Mes parents s’étaient reportés sur le jardin du pépé, décédé deux hivers auparavant, jardin dont une mémé pourtant bien conservée se désintéressait quelque peu. Situé devant l’étable, il était d’un accès commode pour ma mère en ses vieux jours. Sur son déclin à lui, le pépé s’en voyait pour le tenir, même sur un périmètre se réduisant comme peau de chagrin au fil des ans. Il m’attendait les samedis après-midi d’avril, de retour du lycée, afin de l’aider à bêcher. Sans vergogne, il m’offrait le coup à boire, et ce n’était pas du sirop de grenadine !
Bon, notre jardin majeur, le plus constant, était à l’époque celui jouxtant la maison d’en bas. Quand les soirs s’allongeaient, mon père bêchait après la traite des vaches tandis que ma mère distribuait ses graines. Cela s’éternisait ; on repoussait à la nuit tombante le moment de manger la soupe ! Je râlais. Un grillage tenu ferme en faisait le tour, annihilant derechef toute tentative d’effraction en provenance de la troupe des poules en goguette. Sa terre, issue du lointain des érosions volcaniques, était foncée : je ne garde d’elle en mémoire qu’humus lourd et collant s’agrippant à nos semelles. Pas de trace de craquelures, fût-ce lors de séries de jours sans pluie. Ah ce n’était pas la terre fine et légère de l’Aste !
C’était un jardin pour été sec, mais la sécheresse ne sévissait guère qu’une année sur douze ! La déclivité donnant sur le nord n’arrangeait rien, ni les ombrages des arbres. Trois pommiers au feuillage touffu et à la pomme espacée vivaient sur le bas ainsi qu’un prunier à prune blanche ; en outre, les hautes frondaisons de frênes implantés sur le talus de la route limitaient l’ensoleillement du soir. Et puis il y avait eu le cerisier que mon père avait débusqué je ne sais où et planté dans les parages, à trois mètres du grillage, et sous la ligne électrique… Il était si petit, en deux temps trois mouvements, il avait pris du galon et livré des cerises miraculeuses. « C’est des bigarreaux » s’enthousiasmait ma mère ! Vite fait, sa pointe avait touché les fils, et voilà le prodige de nos arbres fruitiers condamné à la hache…
Dois-je dresser la liste des légumes ? Du classique : hormis petits pois, haricots et choux, carottes, pommes de terre primeur, épinards, raves, betteraves, poireaux, radis, salades, oignons, persil, échalotes, ciboulette… Ignorée la tomate des Aztèques ! Y rajouter les fraises en leur encoignure, une rhubarbe à feuilles accaparantes, de coriaces groseilliers et cassissiers, un poirier nain façon bonsaï ainsi que dahlias et glaïeuls en bordure dont on faisait bouquets pour les locataires en cure. Côté maternel, le jardin en été prenait le pas sur l’aiguille : dix minutes de dispo, allez hop elle allait « y gratter un peu ».
Disparu aussi ce jardin : vendu avec la maison, reconverti en gazon de Wimbledon ! Avant son départ en maison de retraite, ma mère en disposait encore ainsi que de celui du grand-père, avec en supplément un bout accolé à l’ancien champ de patates, contre la route neuve, surmontant la côte. En dépit de ses difficultés motrices, la Madeleine s’occupait de ses trois jardins. Je lui disais : regroupons-les ! Non, ma mère avait en sa caboche une rationalité qui ne supportait pas la contradiction ! Ombre cassée, dos perpendiculaire aux jambes, comme le faisait justement remarquer le voisin François, ainsi elle se montrait aux paires d’yeux villageoises : la dernière vision qu’elle a laissée !
Au fait, on n’avait pas de serre, si ce n’est deux-trois sacs plastique ayant contenu du sel pour les bêtes amarrés à quatre planches enfoncées au sol : une voile bohémienne triturée par les vents et qui, aux soleils retrouvés, tentait d’accélérer la montée d’une sympathique coterie de laitues.