Par Jean-Pierre Rozier , ethnologue de la ruralité
Nous faisions de l’économie durable comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Nos parents avaient une science aboutie de l’emploi optimal des objets et des biens de cette terre : « c’est pas fini d’user », « ça peut toujours servir »... Toute bonne gestion domestique tenait dans le triptyque suivant : acheter le moins possible, faire durer jusqu’au bout, recycler autant que permis. C’était un temps, celui de mon enfance, d’avant fièvre consumériste, une époque de camion des poubelles inconnu ! Les résidus, ce qui au bout ne pouvait être récupéré ou brûlé, on le jetait dans une décharge improvisée, dans le creux d’un fouillis peu ragoûtant, en dessous de chez Gaillat. Deux brouettées par an y suffisaient.
Dans nos familles, quand le gestionnaire de la bourse, souvent la femme, était efficient, s’il rentrait peu d’argent, il en sortait encore moins. Pour le feu, chauffage et cuisson des aliments, gratuité complète avec un bois en veux-tu en voilà. Des patates à profusion, les légumes du jardin, frais ou en conserve, les pommes, prunes et poires de quelques arbres distribués autour des maisons, les confitures de rhubarbe et de fruits rouges des bois, le lait des vaches, la basse-cour, les œufs, la charcuterie et le salé du cochon : voilà de quoi assurer une base solide pour contenter des ventres peu portés sur les simagrées. Ne restait qu’à compléter, pain, vin, fromage ainsi que menus achats auprès de l’épicier, pâtes, riz, huile, sucre, café, biscuits, à sa boutique en sortie de messe dominicale ou aux roues de son Tube Citroën lors de sa tournée de milieu de semaine.
Il va sans dire que les reliefs de nos repas finissaient sous les crocs de chiens et chats pour qui il eût été absurde d’acheter pâtées ou croquettes qui faisaient les choux gras de multinationales cyniques et de publicitaires fripons. Maigres reliefs d’ailleurs… Le blanc du jambon cru, la graisse de la viande, le meilleur selon nous, tombaient dans le chaudron de nos robustes estomacs ; il eut été indécent de trier cela sur le rebord de l’assiette… De fait, il ne restait guère que les os et les croûtes du fromage ! J’oubliais les épluchures : celles-là occupaient les incisives en permanent mal d’usure de nos lapinous. De compost on ne causait point ; les déchets végétaux étaient jetés à la diable sur le tas de fumier en cas de clapier absent !
Les vêtements en laine, tricots, chaussettes, écharpes, moufles, bonnets étaient tissés par les aiguilles à tricoter, maille endroit, maille envers, aux écheveaux des fils colorés Bergère de France ou 3 Suisses. Les fringues en tissu, confectionnées pour partie par les mains tricoteuses, sur patrons, passaient des aînés aux cadets, jouaient au cousinage. On déclassait les habits du dimanche flétris en habits de tous les jours, puis en frusques d’étable. Á force d’usure, de rapetassage, dans des états de délabrement les apparentant à des loques ou haillons, nos pelures familières, mises à la retraite, terminaient chiffons ou peilhe pour la vaisselle.
Les journaux lus, les papiers d’emballage servaient à embraser le feu de la cuisinière. Les vétustes faisselles à fromage bleu tenaient lieu de pots de fleur. Je me souviens même d’un casque de 14-18 qui, chez les grands-parents, logeait de souffreteux plants de pâquerettes. Simple utilitarisme ou discrète manifestation pacifiste ? Le recyclage, archétype de système D pour gens désargentés ! Des économistes alternatifs y voient de nos jours une solution de décroissance. Pour nous, la raison était pécuniaire, soutenue par un vieux fond de morale spartiate, sans autre détour théorique.
Voilà, mon oncle Jean avait acheté une Deudeuche, facile à vivre et peu gourmande, laissant aux orties sa lourde Renault Monaquatre. Mon père, en digne émule des compagnons d’Emmaüs, avait récupéré le sombre engin à tôle pesante, l’avait démantibulé, désossé aussi finement que les Hindous le font des paquebots amiantés en déshérence. Une fois l’huile réinsérée dans les burettes, le moteur fut vendu au ferrailleur. Le solide châssis, moyennant de rudimentaires soudures, servit à la fabrique d’une remorque pour le tracteur. Le siège arrière auquel furent adjoints quatre pieds succincts se transforma en austère canapé pour les grands-parents. Après enlèvement des vitres, on achemina le caisson de l’habitacle dans la clairière devant le bois, en abri de berger pour les matins d’été pluvieux...
Des exemples, je puis en citer tant et plus. Ma mère recyclait les fils qui cousaient l’ouverture des sacs d’aliments pour le bétail, son, orge et pellets, achetés avec parcimonie. Les usages ne manquaient pas : lier les pattes du poulet, pendre les saucissons au plafond, que sais-je, boucler le sachet de flageolets, suspendre le calendrier des Postes à la poignée de fenêtre… Mon père, avec les ficelles des bottes de foin consommées, tressait de gros cordages aptes à lui faire escalader le toit pour remplacer les ardoises. Nous savions, au sens propre, mettre en musique l’expression économie de bouts de ficelles ! Mon paternel, encore lui, utilisait sans honte à son profit les résidus de bitume laissés sur le talus par les entreprises de réfection du tapis de la route. La matière, pâte à modeler onctueuse et fumante, comblait les nids de poule devant l’étable. L’homme à la brouette, se moquait à son adresse le voisin Henri Vernet qui déjà se laissait déborder par une humeur bilieuse...
Sur des temps moins lointains, toujours sur la ferme, le tambour d’une machine à laver hors service hébergeait les carottes mises en terre pour conservation hivernale, des bidons en aluminium, sectionnés à l’épaule, placés sous les gouttières, accueillaient l’ondée du ciel, et une baignoire réformée d’hôtel jadis princier de La Bourboule proposait au pacage son eau sans savon et sans mousse à la jeunesse assoiffée de notre troupeau…
Quant à la mode consistant à détourner les objets à des fins décoratives, elle ne nous avait point épargnés. Un joug s’était mué en luminaire tape-à-l’œil dans la cuisine et les hautes roues de chars à foin avaient roulé leurs cercles ferreux jusqu’à mon jardin lointain et celui de ma sœur, offertes ainsi aux regards complaisants et attendris de voisins aux biais bobos-écolos !
Dans nos familles, quand le gestionnaire de la bourse, souvent la femme, était efficient, s’il rentrait peu d’argent, il en sortait encore moins. Pour le feu, chauffage et cuisson des aliments, gratuité complète avec un bois en veux-tu en voilà. Des patates à profusion, les légumes du jardin, frais ou en conserve, les pommes, prunes et poires de quelques arbres distribués autour des maisons, les confitures de rhubarbe et de fruits rouges des bois, le lait des vaches, la basse-cour, les œufs, la charcuterie et le salé du cochon : voilà de quoi assurer une base solide pour contenter des ventres peu portés sur les simagrées. Ne restait qu’à compléter, pain, vin, fromage ainsi que menus achats auprès de l’épicier, pâtes, riz, huile, sucre, café, biscuits, à sa boutique en sortie de messe dominicale ou aux roues de son Tube Citroën lors de sa tournée de milieu de semaine.
Il va sans dire que les reliefs de nos repas finissaient sous les crocs de chiens et chats pour qui il eût été absurde d’acheter pâtées ou croquettes qui faisaient les choux gras de multinationales cyniques et de publicitaires fripons. Maigres reliefs d’ailleurs… Le blanc du jambon cru, la graisse de la viande, le meilleur selon nous, tombaient dans le chaudron de nos robustes estomacs ; il eut été indécent de trier cela sur le rebord de l’assiette… De fait, il ne restait guère que les os et les croûtes du fromage ! J’oubliais les épluchures : celles-là occupaient les incisives en permanent mal d’usure de nos lapinous. De compost on ne causait point ; les déchets végétaux étaient jetés à la diable sur le tas de fumier en cas de clapier absent !
Les vêtements en laine, tricots, chaussettes, écharpes, moufles, bonnets étaient tissés par les aiguilles à tricoter, maille endroit, maille envers, aux écheveaux des fils colorés Bergère de France ou 3 Suisses. Les fringues en tissu, confectionnées pour partie par les mains tricoteuses, sur patrons, passaient des aînés aux cadets, jouaient au cousinage. On déclassait les habits du dimanche flétris en habits de tous les jours, puis en frusques d’étable. Á force d’usure, de rapetassage, dans des états de délabrement les apparentant à des loques ou haillons, nos pelures familières, mises à la retraite, terminaient chiffons ou peilhe pour la vaisselle.
Les journaux lus, les papiers d’emballage servaient à embraser le feu de la cuisinière. Les vétustes faisselles à fromage bleu tenaient lieu de pots de fleur. Je me souviens même d’un casque de 14-18 qui, chez les grands-parents, logeait de souffreteux plants de pâquerettes. Simple utilitarisme ou discrète manifestation pacifiste ? Le recyclage, archétype de système D pour gens désargentés ! Des économistes alternatifs y voient de nos jours une solution de décroissance. Pour nous, la raison était pécuniaire, soutenue par un vieux fond de morale spartiate, sans autre détour théorique.
Voilà, mon oncle Jean avait acheté une Deudeuche, facile à vivre et peu gourmande, laissant aux orties sa lourde Renault Monaquatre. Mon père, en digne émule des compagnons d’Emmaüs, avait récupéré le sombre engin à tôle pesante, l’avait démantibulé, désossé aussi finement que les Hindous le font des paquebots amiantés en déshérence. Une fois l’huile réinsérée dans les burettes, le moteur fut vendu au ferrailleur. Le solide châssis, moyennant de rudimentaires soudures, servit à la fabrique d’une remorque pour le tracteur. Le siège arrière auquel furent adjoints quatre pieds succincts se transforma en austère canapé pour les grands-parents. Après enlèvement des vitres, on achemina le caisson de l’habitacle dans la clairière devant le bois, en abri de berger pour les matins d’été pluvieux...
Des exemples, je puis en citer tant et plus. Ma mère recyclait les fils qui cousaient l’ouverture des sacs d’aliments pour le bétail, son, orge et pellets, achetés avec parcimonie. Les usages ne manquaient pas : lier les pattes du poulet, pendre les saucissons au plafond, que sais-je, boucler le sachet de flageolets, suspendre le calendrier des Postes à la poignée de fenêtre… Mon père, avec les ficelles des bottes de foin consommées, tressait de gros cordages aptes à lui faire escalader le toit pour remplacer les ardoises. Nous savions, au sens propre, mettre en musique l’expression économie de bouts de ficelles ! Mon paternel, encore lui, utilisait sans honte à son profit les résidus de bitume laissés sur le talus par les entreprises de réfection du tapis de la route. La matière, pâte à modeler onctueuse et fumante, comblait les nids de poule devant l’étable. L’homme à la brouette, se moquait à son adresse le voisin Henri Vernet qui déjà se laissait déborder par une humeur bilieuse...
Sur des temps moins lointains, toujours sur la ferme, le tambour d’une machine à laver hors service hébergeait les carottes mises en terre pour conservation hivernale, des bidons en aluminium, sectionnés à l’épaule, placés sous les gouttières, accueillaient l’ondée du ciel, et une baignoire réformée d’hôtel jadis princier de La Bourboule proposait au pacage son eau sans savon et sans mousse à la jeunesse assoiffée de notre troupeau…
Quant à la mode consistant à détourner les objets à des fins décoratives, elle ne nous avait point épargnés. Un joug s’était mué en luminaire tape-à-l’œil dans la cuisine et les hautes roues de chars à foin avaient roulé leurs cercles ferreux jusqu’à mon jardin lointain et celui de ma sœur, offertes ainsi aux regards complaisants et attendris de voisins aux biais bobos-écolos !