Chronique de Jean-Pierre Rozier Ethnologue de la ruralité
Sur le plateau des Landais, en frontière avec le territoire de Tauves, à proximité du menhir dit Pierre des quatre curés, en cette journée emplie de soleil de la fin août 1962, nous avions lié les gerbes du seigle (à mieux y penser il s’agissait plutôt d’avoine) coupé précédemment à la faucille par mon père. Ces gerbes, constellées de chardons, on les avait joliment disposées en meules élancées qu’on appelait communément gendarmes. La pluie glisserait dessus comme sur le chaume des toits et dans quelques semaines on pourrait mettre à l’abri notre modeste moisson dans l’attente du battage hivernal au fléau et du passage au tarare pour en chasser poussière et mauvaise graine !
Au matin, nous avions aperçu une colonne de fumée s’élever au-dessus du Mont Dore. C’était le Casino, celui des jeux, qui avait brûlé, nous apprendrait-t-on le lendemain. Bercés en continu par les sonnailles des troupeaux Salers des Croûtes, nous avions relevé à intervalles réguliers nos dos afin de les soulager. Observations, commentaires : la découpe du Sancy sur le ciel de l’est, son tracé sur papier millimétré, la courbe brisée de sa montée, son pic, sa rechute, les toits de chez Baubier, à l’ouest, aspirés, en un temps où mon père, petit garçon, gardait les vaches, par le souffle d’une tornade qui avait projeté des tôles de hangar dans les airs avec autant de facilité que des feuillets d’écoliers…
Date mémorable que ce jour de fin d’été 62 ! Du moins sur le site, il avait incarné, en avait-on conscience, l’ultime reflet d’une agriculture de vieille rengaine, car l’année d’après mon père n’avait pas renouvelé les semis, rejoignant ainsi la cohorte des paysans du voisinage qui avaient déjà jeté l’éponge.
Depuis belle lurette, on ne faisait plus cuire le pain au four villageois, et la commodité gouvernait de se procurer les compléments alimentaires des animaux au marchand : finies les céréales, terminée la polyculture-élevage vernaculaire, place au tout-en-herbe, à la verdure souveraine pour le genre ruminant ! Un tournant décisif que même les gens accrochés au terroir, hormis peut-être ceux dont les ans ont atteint mes rivages, ne savent percevoir… Je les entends, comme tombés des nues : « ah bon, j’savais pas, on faisait de la culture par le pays d’ici ! ». Tout s’en va, tout s’enfuit sur le tapis roulant de la mémoire courte et de l’oubli…
Et oui, nos hautes terres réservaient autrefois une place conséquente au seigle, à l’avoine et au sarrasin, ce dernier se haussant du titre ô combien évocateur et envoûté de romance de blé noir, sachant que blé tendre (froment), orge et maïs des plaines étaient d’emblée hors-jeu. Le seigle et le blé noir pour approvisionner en pain et en crêpes épaisses (les pompes) des habitants vivant en quasi autarcie, et l’avoine pour la nourriture des animaux, en premiers les équidés et la volaille.
De fait, les frontières n’étaient pas si tranchées : en des ères lointaines, nos ancêtres s’étaient nourris à satiété de frustes bouillies d’avoine barbue, et les surplus des deux autres céréales, également les écorces (le son), pouvaient finir dans les auges, pour le content des bêtes. Concernant la part allant aux humains, il fallait moudre le grain, le faire passer de l’état brut à celui de farine, et pour cela rémunérer les services diligents du meunier. On comprend à quel point les moulins étaient indispensables ; ceux-ci ornaient d’une note allègre nos cours d’eau, des rivières affirmées jusqu’aux ruisseaux les plus discrets.
Allons-y pour quelques considérations agronomiques... On sème le seigle en septembre alors que la moisson précédente vient tout juste d’être récoltée. Onze mois sur le champ ! Il aime à lambiner et, au plan du climat, c’est dans son tempérament, il souhaite de la tempérance : un automne sain pour la racine solide, pas de gel conséquent en hiver quoique la neige puisse former une couette protectrice, de la pluie à l’épiaison et un été équilibré.
Les semis de blé noir et généralement d’avoine se font au printemps, d’où nécessité de davantage d’eau au départ que pour les céréales d’hiver ; cela étant, les étés pourris ne conviennent pas… L’avoine, fille de peu d’exigence, s’adapte sans faire d’embrouilles au caractère bien trempé des montagnes. Plus capricieux, plus douillet, le blé noir craint les gelées et a du mal à trouver chez nous les quatre mois lui offrant un essor idéal, si ce n’est sur les étendues d’une Artense de conciliante hauteur.
Ces céréales, on les semait sur les terres bien exposées à l’astre solaire, celles qualifiées de labourables sur les cadastres, en respectant les principes de base en termes de rotations et de jachère, alors que les pans regardant le nord et habilement irrigués par un réseau de rases étaient le plus souvent voués aux prairies de fauche. Le paysage, vu des nuages, présentait une variété picturale éteinte de nos jours : une myriade de mignons rectangles tout étirés, de couleurs changeantes au fil des saisons, posée sur l’immense nappe d’émeraude des herbages et des bois. Quand le remembrement n’a rien aplani, il nous reste pour preuve de ces labourages d’antan des tertres délimitant le bas de vastes terrasses, là où la terre sous l’effet mêlé des outils, bêches, araires, brabants, et de l’érosion des pluies s’était peu à peu déportée.
Les statistiques agricoles de 1861 nous indiquent que les cultures, celles-ci intégrant le lin, le chanvre et aussi les pommes de terre de plein champ qui s’étaient avantageusement substitué aux raves, couvraient au minimum 5% des terres exploitées au-delà de 900 à 1 000 mètres d’altitude et aisément 10 % en-dessous. Á Chastreix, on comptait 62 hectares de seigle, 25 d’avoine et 19 de blé noir, à Cros on dénombrait 91 hectares de seigle, 22 d’avoine et, signe évident d’un climat plus clément, 90 de blé noir.
Quant aux rendements, grosso modo 10 à 12 quintaux à l’hectare pour le seigle et de 12 à 15 pour le blé noir… Pas la Limagne, pas la Brie, pas la Beauce d’époque contemporaine, au loin, très au loin le club des 100 quintaux et les charrues de science-fiction, poussées devant, tractées derrière, par des monstres rutilants !
Au matin, nous avions aperçu une colonne de fumée s’élever au-dessus du Mont Dore. C’était le Casino, celui des jeux, qui avait brûlé, nous apprendrait-t-on le lendemain. Bercés en continu par les sonnailles des troupeaux Salers des Croûtes, nous avions relevé à intervalles réguliers nos dos afin de les soulager. Observations, commentaires : la découpe du Sancy sur le ciel de l’est, son tracé sur papier millimétré, la courbe brisée de sa montée, son pic, sa rechute, les toits de chez Baubier, à l’ouest, aspirés, en un temps où mon père, petit garçon, gardait les vaches, par le souffle d’une tornade qui avait projeté des tôles de hangar dans les airs avec autant de facilité que des feuillets d’écoliers…
Date mémorable que ce jour de fin d’été 62 ! Du moins sur le site, il avait incarné, en avait-on conscience, l’ultime reflet d’une agriculture de vieille rengaine, car l’année d’après mon père n’avait pas renouvelé les semis, rejoignant ainsi la cohorte des paysans du voisinage qui avaient déjà jeté l’éponge.
Depuis belle lurette, on ne faisait plus cuire le pain au four villageois, et la commodité gouvernait de se procurer les compléments alimentaires des animaux au marchand : finies les céréales, terminée la polyculture-élevage vernaculaire, place au tout-en-herbe, à la verdure souveraine pour le genre ruminant ! Un tournant décisif que même les gens accrochés au terroir, hormis peut-être ceux dont les ans ont atteint mes rivages, ne savent percevoir… Je les entends, comme tombés des nues : « ah bon, j’savais pas, on faisait de la culture par le pays d’ici ! ». Tout s’en va, tout s’enfuit sur le tapis roulant de la mémoire courte et de l’oubli…
Et oui, nos hautes terres réservaient autrefois une place conséquente au seigle, à l’avoine et au sarrasin, ce dernier se haussant du titre ô combien évocateur et envoûté de romance de blé noir, sachant que blé tendre (froment), orge et maïs des plaines étaient d’emblée hors-jeu. Le seigle et le blé noir pour approvisionner en pain et en crêpes épaisses (les pompes) des habitants vivant en quasi autarcie, et l’avoine pour la nourriture des animaux, en premiers les équidés et la volaille.
De fait, les frontières n’étaient pas si tranchées : en des ères lointaines, nos ancêtres s’étaient nourris à satiété de frustes bouillies d’avoine barbue, et les surplus des deux autres céréales, également les écorces (le son), pouvaient finir dans les auges, pour le content des bêtes. Concernant la part allant aux humains, il fallait moudre le grain, le faire passer de l’état brut à celui de farine, et pour cela rémunérer les services diligents du meunier. On comprend à quel point les moulins étaient indispensables ; ceux-ci ornaient d’une note allègre nos cours d’eau, des rivières affirmées jusqu’aux ruisseaux les plus discrets.
Allons-y pour quelques considérations agronomiques... On sème le seigle en septembre alors que la moisson précédente vient tout juste d’être récoltée. Onze mois sur le champ ! Il aime à lambiner et, au plan du climat, c’est dans son tempérament, il souhaite de la tempérance : un automne sain pour la racine solide, pas de gel conséquent en hiver quoique la neige puisse former une couette protectrice, de la pluie à l’épiaison et un été équilibré.
Les semis de blé noir et généralement d’avoine se font au printemps, d’où nécessité de davantage d’eau au départ que pour les céréales d’hiver ; cela étant, les étés pourris ne conviennent pas… L’avoine, fille de peu d’exigence, s’adapte sans faire d’embrouilles au caractère bien trempé des montagnes. Plus capricieux, plus douillet, le blé noir craint les gelées et a du mal à trouver chez nous les quatre mois lui offrant un essor idéal, si ce n’est sur les étendues d’une Artense de conciliante hauteur.
Ces céréales, on les semait sur les terres bien exposées à l’astre solaire, celles qualifiées de labourables sur les cadastres, en respectant les principes de base en termes de rotations et de jachère, alors que les pans regardant le nord et habilement irrigués par un réseau de rases étaient le plus souvent voués aux prairies de fauche. Le paysage, vu des nuages, présentait une variété picturale éteinte de nos jours : une myriade de mignons rectangles tout étirés, de couleurs changeantes au fil des saisons, posée sur l’immense nappe d’émeraude des herbages et des bois. Quand le remembrement n’a rien aplani, il nous reste pour preuve de ces labourages d’antan des tertres délimitant le bas de vastes terrasses, là où la terre sous l’effet mêlé des outils, bêches, araires, brabants, et de l’érosion des pluies s’était peu à peu déportée.
Les statistiques agricoles de 1861 nous indiquent que les cultures, celles-ci intégrant le lin, le chanvre et aussi les pommes de terre de plein champ qui s’étaient avantageusement substitué aux raves, couvraient au minimum 5% des terres exploitées au-delà de 900 à 1 000 mètres d’altitude et aisément 10 % en-dessous. Á Chastreix, on comptait 62 hectares de seigle, 25 d’avoine et 19 de blé noir, à Cros on dénombrait 91 hectares de seigle, 22 d’avoine et, signe évident d’un climat plus clément, 90 de blé noir.
Quant aux rendements, grosso modo 10 à 12 quintaux à l’hectare pour le seigle et de 12 à 15 pour le blé noir… Pas la Limagne, pas la Brie, pas la Beauce d’époque contemporaine, au loin, très au loin le club des 100 quintaux et les charrues de science-fiction, poussées devant, tractées derrière, par des monstres rutilants !