Cette chronique est parue dans le volume II des chroniques d’Artense, « Lumières et ombres sur l’Artense » écrit par Jean Pierre Rozier (2015)
Que de fois n’ai-je pas entendu cette affirmation au cours des échanges variés des temps actuels : "Autrefois on savait s’entraider dans la campagne, maintenant c’est chacun sur son tracteur, on ne fait que se tirer dans les pattes !"
Des situations d’entraide, j’en ai connu tant et tant dans mon enfance ; cela coulait de source. Pour les foins, les cousins de Perret, Solange parfois, nous donnaient un coup de main au pré des Bondes, aux Genestoux ou sur les Landais. Eux en avaient fini : 150 mètres d’altitude en moins, douze à quinze jours d’avance pour l’herbe ! Á notre tour, nos foins bien fourrés et bien tassés en grange, on y allait de notre coup de râteau, de notre coup de fourche sur les sagnes des bas-fonds afin d’aider Roger à boucler son affaire. Lui venait en hiver tenir le cochon à son trépas. Je me souviens de ce jour de février 68, non pour quelque singularité du goret sacrifié mais pour le contexte de l’actualité. Les jeux olympiques de Grenoble battaient leur plein. Jean-Claude Killy parviendrait-il à glaner ses trois médailles en or ? C’était l’unique question. Sur le pré de Paul Boyer devant la maison, fondait à pas comptés aux degrés diurnes la couche épaisse d’une neige compacte.
Et ce jour, encore un jeudi, où le veau de la Hollandaise s’était senti très mal, avachi sur sa litière, une hémorragie interne probablement. Ma mère avait alerté Paul et Roger afin de le saigner pour sauver sa viande. Ils avaient accompli l’acte sacrificiel, mais sans beaucoup d’allant, se faisant des politesses pour empoigner le couteau à planter dans la gorge palpitante. J’étais allé quérir mon père au bois, fatalement positionné au gouvernail du Dodge treuillé de Fouris, sur les pentes abruptes de la Dordogne. C’est lui qui avait fait la découpe même si, en matière d’anatomie des animaux, son terrain de prédilection c’était le jambon et le filet mignon du cochon, pas le rejeton de la vache… Sur les mois qui suivirent, la viande de veau s’installa à notre table. On ne s’en plaignit point. Les voisins, en priorité nos égorgeurs improvisés, eurent droit à bonne part.
Des années avant, en amont de mes souvenirs, c’était la jument de chez le laitier que l’on empruntait avec son attelage léger pour transport de la famille en des dimanches de fêtes obligées. Celle-là, mon père la connaissait telle une sœur pour avoir trimballé avec son consentement tant de bidons de lait, en traîneau, en remorque, sur les prés enneigés et les chemins cabossés. On remonte le temps. Pour certains travaux substantiels de construction, ainsi les lèves de charpentes, les hommes du voisinage se regroupaient ; dit en patois garanti du cru, ils faisaient bouade… Nos granges en sursis, elles se remémorent / leurs fuselages nus de navires inversés / charpentes soulevées au ciel, hauts mâts dressés / par des bras d’entraide unis dans l’effort… Le travail avançait à belle allure : l’addition des forces et des débrouillardises avec effet de levier, la saine compétition des bras, des cuisses et des reins dans le halo serein des blagues patoisantes. Les femmes de la maison percevaient autrement ces bouades : les travailleurs, il fallait les régaler d’un repas, à tout le moins d’un casse-croûte, du bon et du solide, qu’ils puissent s’en retourner en leurs pénates l’esprit rasséréné et la panse réjouie !
Quand, sur les fermes, un chef de famille connaissait un pépin physique, voire pire, les voisins ne tergiversaient pas : ils apportaient illico leur secours, dans l’attente d’un rétablissement ou d’une solution. La nécessité immédiate faisait parfois taire de vieilles rancœurs de village dont on avait oublié le puits des origines… L’entraide pouvait aller jusqu’à contaminer les notables. Quand le docteur Bouchaudy se rendait dans une maison dénuée d’aisance, il oubliait de présenter ses honoraires en trouvant un prétexte : j’avais une visite à faire dans le coin, j’ai pas fait le déplacement exprès pour vous.
Á Bagnols, on le sait, le cœur du bourg est parti en fumée en septembre 1895, en un mois brûlant et desséchant resté dans les annales. Les chaumes enflammés de toit en toit en un rien de temps depuis la maison des Papon… Et pas la moindre assurance ! Il fallut s’en remettre à la charité publique. Un lot d’habitants en fut réduit à quêter une aumône de porte en porte, dans le canton et sur les pourtours immédiats : on est de Bagnols, on a tout perdu ! En des territoires moins familiers, sur le haut Limousin, certains malins de la tribu mendigote reprirent opportunément le filon : ils n’étaient pas plus de Bagnols que moi de Pompéi, mais çà…
L’entraide pour mode de vie, en ciment d’une société où l’Etat n’intervenait qu’à la marge dans les vies matérielles, ne déployait aucun parachute. Les sujets n’avaient qu’à se débrouiller ; s’ils pouvaient arrondir des angles de misère en s’épaulant entre eux, c’était profit général. Au jeu d’entraide, on donnait, on recevait, sans compter les points un à un, mais en respectant l’équilibre à peu près. Celui en excédent avait réserve acquise pour une tuile, celui en déficit, le tireur sur la corde, courait le risque de voir un jour s’effilocher la manne.
Des situations d’entraide, j’en ai connu tant et tant dans mon enfance ; cela coulait de source. Pour les foins, les cousins de Perret, Solange parfois, nous donnaient un coup de main au pré des Bondes, aux Genestoux ou sur les Landais. Eux en avaient fini : 150 mètres d’altitude en moins, douze à quinze jours d’avance pour l’herbe ! Á notre tour, nos foins bien fourrés et bien tassés en grange, on y allait de notre coup de râteau, de notre coup de fourche sur les sagnes des bas-fonds afin d’aider Roger à boucler son affaire. Lui venait en hiver tenir le cochon à son trépas. Je me souviens de ce jour de février 68, non pour quelque singularité du goret sacrifié mais pour le contexte de l’actualité. Les jeux olympiques de Grenoble battaient leur plein. Jean-Claude Killy parviendrait-il à glaner ses trois médailles en or ? C’était l’unique question. Sur le pré de Paul Boyer devant la maison, fondait à pas comptés aux degrés diurnes la couche épaisse d’une neige compacte.
Et ce jour, encore un jeudi, où le veau de la Hollandaise s’était senti très mal, avachi sur sa litière, une hémorragie interne probablement. Ma mère avait alerté Paul et Roger afin de le saigner pour sauver sa viande. Ils avaient accompli l’acte sacrificiel, mais sans beaucoup d’allant, se faisant des politesses pour empoigner le couteau à planter dans la gorge palpitante. J’étais allé quérir mon père au bois, fatalement positionné au gouvernail du Dodge treuillé de Fouris, sur les pentes abruptes de la Dordogne. C’est lui qui avait fait la découpe même si, en matière d’anatomie des animaux, son terrain de prédilection c’était le jambon et le filet mignon du cochon, pas le rejeton de la vache… Sur les mois qui suivirent, la viande de veau s’installa à notre table. On ne s’en plaignit point. Les voisins, en priorité nos égorgeurs improvisés, eurent droit à bonne part.
Des années avant, en amont de mes souvenirs, c’était la jument de chez le laitier que l’on empruntait avec son attelage léger pour transport de la famille en des dimanches de fêtes obligées. Celle-là, mon père la connaissait telle une sœur pour avoir trimballé avec son consentement tant de bidons de lait, en traîneau, en remorque, sur les prés enneigés et les chemins cabossés. On remonte le temps. Pour certains travaux substantiels de construction, ainsi les lèves de charpentes, les hommes du voisinage se regroupaient ; dit en patois garanti du cru, ils faisaient bouade… Nos granges en sursis, elles se remémorent / leurs fuselages nus de navires inversés / charpentes soulevées au ciel, hauts mâts dressés / par des bras d’entraide unis dans l’effort… Le travail avançait à belle allure : l’addition des forces et des débrouillardises avec effet de levier, la saine compétition des bras, des cuisses et des reins dans le halo serein des blagues patoisantes. Les femmes de la maison percevaient autrement ces bouades : les travailleurs, il fallait les régaler d’un repas, à tout le moins d’un casse-croûte, du bon et du solide, qu’ils puissent s’en retourner en leurs pénates l’esprit rasséréné et la panse réjouie !
Quand, sur les fermes, un chef de famille connaissait un pépin physique, voire pire, les voisins ne tergiversaient pas : ils apportaient illico leur secours, dans l’attente d’un rétablissement ou d’une solution. La nécessité immédiate faisait parfois taire de vieilles rancœurs de village dont on avait oublié le puits des origines… L’entraide pouvait aller jusqu’à contaminer les notables. Quand le docteur Bouchaudy se rendait dans une maison dénuée d’aisance, il oubliait de présenter ses honoraires en trouvant un prétexte : j’avais une visite à faire dans le coin, j’ai pas fait le déplacement exprès pour vous.
Á Bagnols, on le sait, le cœur du bourg est parti en fumée en septembre 1895, en un mois brûlant et desséchant resté dans les annales. Les chaumes enflammés de toit en toit en un rien de temps depuis la maison des Papon… Et pas la moindre assurance ! Il fallut s’en remettre à la charité publique. Un lot d’habitants en fut réduit à quêter une aumône de porte en porte, dans le canton et sur les pourtours immédiats : on est de Bagnols, on a tout perdu ! En des territoires moins familiers, sur le haut Limousin, certains malins de la tribu mendigote reprirent opportunément le filon : ils n’étaient pas plus de Bagnols que moi de Pompéi, mais çà…
L’entraide pour mode de vie, en ciment d’une société où l’Etat n’intervenait qu’à la marge dans les vies matérielles, ne déployait aucun parachute. Les sujets n’avaient qu’à se débrouiller ; s’ils pouvaient arrondir des angles de misère en s’épaulant entre eux, c’était profit général. Au jeu d’entraide, on donnait, on recevait, sans compter les points un à un, mais en respectant l’équilibre à peu près. Celui en excédent avait réserve acquise pour une tuile, celui en déficit, le tireur sur la corde, courait le risque de voir un jour s’effilocher la manne.
Présentation de l'auteur
Cette première chronique a été rédigée par Rozier Jean Pierre, fils de modestes paysans, né en 1953 dans le village de Méjanesse entre Saint-Sauves et Tauves. Il est par ailleurs auteur d'une série d'ouvrages sur l'Artense accessible sur ce lien.
Il a réalisé plusieurs conférences dans le cadre de l'exposition Larodde sur les " rites et transitions entre religion et croyances" qui sont accessibles sur ce lien.
Il a fait un travail de mémoire passionnant sur le territoire de l'Artense qui donnera lieu à une chronique qu'il publiera régulièrement sur ce site.
Il a réalisé plusieurs conférences dans le cadre de l'exposition Larodde sur les " rites et transitions entre religion et croyances" qui sont accessibles sur ce lien.
Il a fait un travail de mémoire passionnant sur le territoire de l'Artense qui donnera lieu à une chronique qu'il publiera régulièrement sur ce site.